El Ajouad-Les Généreux, une version bilingue de la pièce d’Abdelkader Alloula jouée en France

Une scène d’El Ajouad (Les Généreux) au Théâtre Studio d’Alfortville. C’est une pièce maîtresse du théâtre d’Ab- delkader Alloula, écrite en 1984 (©D.R.).

Radioscopie de la société algérienne des années 1980 et 1990, El Ajouad (Les Généreux), une pièce de théâtre écrite et montée, en 1984, par feu Abdelkader Alloula, auteur et dramaturge algérien, tué par les terroristes islamistes en 1994, a été adaptée à la langue française et jouée au Théâtre Studio d’Alfortville par des comédiens des deux pays.

30 ans après la disparition d’Abdelkader Alloula, une des figures majeures du théâtre algérien avec Kateb Yacine, Les Généreux – qui évoque la complexité et les contradictions de la société, et montre indirectement le rôle inquisiteur et manipulateur de l’Etat et de son système bureaucratique – a été jouée au Théâtre Studio d’Alfortville, dans la banlieue parisienne, du 24 janvier au 11 février 2024. Cette pièce expose également le parcours et la vie de « petites » personnes qui aspirent juste à vivre heureux et sans problèmes. Et c’est à travers trois récits que se déclinent ces morceaux d’une vie souvent saccadée et pleine d’obstacles. Le premier s’intitule Hbib Errebouhi, le second Akli et Mnawer et le dernier Djelloul El Fhaymi.

  • Fruit d’une coopération franco-algérienne, la pièce théâtrale El Ajouad-Les Généreux, mise en scène par Jamil Benhamamouch, partira bientôt en tournée dans toute la France
Jamil Benhamamouch, metteur en scène oranais, est l’homme qui a « osé » adapté en bilingue l’un des chefs-d’œuvre d’Alloula (©D.R.).
Jamil Benhamamouch, metteur en scène oranais, est l’homme qui a « osé » adapté en bilingue l’un des chefs-d’œuvre d’Alloula (©D.R.).

Complot animalier étranger

Dans le premier, l’auteur évoque l’histoire d’un syndicaliste Hbib Errebouhi qui s’intéresse au sort des animaux vivant dans un jardin public, mais laissés à l’abandon par le personnel de la Mairie. Ainsi, chaque soir, à la nuit tombée, il escalade le petit grillage clôturant le jardin pour donner à manger à ces bêtes affamés par l’indifférence des services publics. Il les nourrit, les soigne et leur parle, protégé qu’il était par les habitants du quartier qui font le guet pour l’alerter en cas d’arrivée inopinée de la police ou d’un responsable politique. Agacé par les activités de Errebouhi, le département des jardins publics de la Mairie mène une enquête pour mettre la main sur le fameux bienfaiteur et ami des animaux. Il le suspecte même d’échafauder un plan « maléfique » pour déstabiliser la Mairie et d’être une « pièce » d’une longue chaîne de manipulation orchestrée par un pays ennemi.

Un squelette en héritage

Dans Akli et Mnawer, c’est de la connaissance dont il s’agit. Pour servir la science, le premier a, dans son testament, demandé à son ami d’offrir son squelette à un Lycée n’ayant pas les moyens de s’en procurer un, mais dont l’enseignante a grandement besoin pour ses cours d’anatomie. Mnawer est chargé d’exécuter cette promesse, difficile à tenir dans un pays musulman. La charia exige que tous les corps soient enfouis sous terre. Mais de discussion lasse, Mnawer a fini par accepter. Il a donc remis le squelette de son ami au lycée. S’ensuivra un cours à double niveau : celui du savoir scientifique et celui qui a trait à l’émotionnel et au vécu du défunt.

Répétitions pour la partie « Akli et Mnawer » de la pièce El Ajouad (Les Généreux) au Théâtre Studio d’Al- fortville (©D.R.).
Répétitions pour la partie « Akli et Mnawer » de la pièce El Ajouad (Les Généreux) au Théâtre Studio d’Al- fortville (©D.R.).

 

Comme un cadavre à la morgue 

Le troisième récit parle d’un petit employé d’hôpital très consciencieux. Il s’appelle Djelloul El Fhaymi. Intrigué par son sérieux et son dévouement professionnel, la direction de l’hôpital, pour éviter tout problème, va le déplacer d’un poste de travail à un autre. Jusqu’à ce qu’il se retrouve dans le service de la « morgue ». Dernière étape avant le licenciement. Là, il va découvrir l’étendue du laisser-aller des employés et de la direction de l’hôpital. Au point de voir un soir surgir dans l’obscurité de la nuit, un « cadavre » sorti directement d’un cercueil. Après enquête, il s’est avéré qu’une erreur d’affectation a conduit un malade évanoui à la morgue, à la place d’un autre décédé réellement.

Les gens, la muse d’Alloula

À travers ces trois récits, Alloula a voulu rendre hommage aux gens simples et à leurs modestes existences, souvent empreintes de tracasseries bureaucratiques et d’injonctions politiques. Ils sont finalement intimement liés à sa vie, à sa vision du monde et à son humanisme. Ce sont aussi les miroirs déformés d’une société algérienne, malade de ses institutions et de ses gouvernants. Assassiné en 1994, à Oran, par des terroristes du Groupe islamique armé (GIA), le dramaturge est toutefois encore vivant, à Paris, grâce à l’une de ses pièces phare, Les Généreux, remise au goût du jour par la compagnie Istijmam et le Collectif GENA. Sur la base du texte d’Abdelkader Alloula et d’une nouvelle traduction de Rihab Alloula, sa fille, la pièce a été mise en scène par Jamil Benhamamouch. Les acteurs, algériens et français, ont travaillé ensemble afin de la jouer pour la première fois en deux langues : français et arabe dialectal algérien. Ce qu’on oublie presque, sur scène, tant la complicité des comédiens est énorme et le passage d’une langue à une autre semble naturel. Une véritable « intégration » et coopération théâtrale entre les deux rives de la Méditerranée.

Feu Abdelkader Alloula, grand dramaturge algérien, tué par les terroristes islamistes en mars 1994 (©D.R.).
Feu Abdelkader Alloula, grand dramaturge algérien, tué par les terroristes islamistes en mars 1994 (©D.R.).

 

Le conteur du peuple

C’est Jamil Benhamamouch, metteur en scène né à Oran, qui a donc monté cette version bilingue. Il a eu le déclic à la suite de sa rencontre avec la comédienne et metteuse en scène Julie Lucazeau. Dans sa note d’intention, il a écrit : « L’idée n’est pas de faire une simple version bilingue classique, c’est-à-dire d’alterner le texte original et sa traduction, mais d’inventer, de créer une mise en scène qui mélange les deux langues, qui les fait s’entrecroiser, se confronter, se questionner et de la faire évoluer dans une même histoire, celle de la mosaïque de notre culture commune ». Pari réussi haut la main. Il aurait comblé Alloula, chantre du multiculturalisme et du dialogue des cultures.

Né à Ghazaouet, près de Tlemcen (ouest de l’Algérie), Alloula possède un riche parcours théâtral et littéraire grâce notamment à sa sensibilité et sa quête interminable de conteur d’histoires du peuple « d’en bas » et des gens modestes. Son amour pour les planches le pousse à arrêter les études en 1956 pour se consacrer exclusivement au théâtre, au sein de la troupe oranaise Echabab (La jeunesse). Cela lui a permis d’accéder à plusieurs stages et formations, dont des cours d’étude théâtrale au Centre universitaire d’études théâtrales de Nancy et à la Sorbonne. À partir de 1962, il enchaîne les pièces et les spectacles, sous différentes casquettes (comédien, auteur, metteur en scène et, surtout, directeur), au sein du Théâtre National Algérien et du Théâtre régional d’Oran. Il a eu aussi une belle carrière d’acteur au cinéma. Au total, il a associé son nom à une trentaine d’œuvres artistiques. Depuis sa disparition, le Théâtre régional d’Oran porte son nom.

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