L’expo qui donne un visage méconnu de la « présence arabe » à Paris

L’exposition « Présences arabes : Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 » est à découvrir jusqu’au 25 août 2024 au musée d’Art moderne de Paris (©Sortir à Paris).

Présenter une scène artistique au filtre de l’histoire politique de la décolonisation. Tel est le pari de l’exposition « Présences arabes : Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 », visible au musée national d’Art moderne jusqu’au 25 août 2024. Il s’agit d’une exposition inédite qui comporte quelques 200 œuvres de 130 artistes issus du « monde arabe », ou ce qu’on appelle aujourd’hui la région MENA (Moyen Orient et Afrique du nord).

Contribution de Bernadette Nadia Saou-Dufrêne

Peu connus pour une grande partie d’entre eux, les artistes sélectionnés montrent par leurs œuvres, au rebours des orientalistes, un goût pour des courants de la modernité artistique telle qu’elle s’est déployée dans le milieu parisien : le surréalisme et particulièrement la deuxième École de Paris ; celle de l’abstraction. Quant aux artistes figuratifs, ils se démarquent la plupart du temps des orientalistes par leur renoncement au pittoresque ethnographique. Dans ses objectifs, l’exposition entend non seulement montrer la présence des « artistes arabes », catégorisation gênante sur laquelle on reviendra, mais aussi les lieux de formation ou d’exposition qu’ils ont connus. L’expo couvre une période assez large (1908-1988), découpage chronologique qui pose la question du récit qu’elle constitue : récit artistique et/ou récit politique ?

Une histoire artistique méconnue

Si l’on considère le récit artistique, le point fort de l’exposition, c’est précisément de favoriser la découverte d’un grand nombre d’artistes ou, pour une minorité d’entre eux, leur redécouverte. De ce point de vue, l’une des plus remarquables concerne les figures du mouvement égyptien « Art et Liberté », notamment Georges Henein, des artistes femmes comme les incontournables Baya, Etel Adnan ou encore Nil Yalter, et également des femmes moins médiatisées comme la libanaise Saloua Raouda Choucair, l’égyptienne Inji Efflatoun et la turco-jordanienne Fahrelnissa Zeid. Par ailleurs, des séquences nationales scandent l’exposition. En ce qui concerne l’Algérie, on rencontre les travaux de M’Hamed Issiakhem, Mohammed Khadda, Choukri Mesli, Jean-Michel Atlan, Jean Sénac, Jean de Maisonseul, etc. Une place étonnante est laissée à Abdelkader Guermaz, peintre intéressant mais de la même stature qu’Abdallah Benanteur qui en a moins. La Tunisie a aussi droit à ses représentants : Abdelaziz Gorgi, Zoubeir Turki et Safia Farhat. Quant au Maroc, il est représenté par Ahmed Cherkaoui et Farid Belkahia. D’autres pays comme l’Égypte, le Liban, la Syrie, l’Irak, etc., sont présents.

On peut regretter néanmoins que le grand artiste syrien Marwan Kassab Bachi – qui a fait sa carrière essentiellement en Allemagne – ne soit présent qu’à travers une seule œuvre, tout comme le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar alors que Denis Martinez pour l’Algérie en compte plusieurs. Cette absence de hiérarchisation peut susciter un sentiment de trop plein au cours de la visite quand le nombre l’emporte sur le choix. Les focus du catalogue qui apportent des éléments d’information sur les artistes méconnus ou sur certains points particuliers (l’École de Casablanca par exemple), le Salon des Réalités nouvelles, le Salon de la jeune peinture, le rôle de la biennale de Paris, les ateliers que les artistes ont fréquentés (celui d’André Lhote notamment) et les collectifs d’artistes arabes l’exposition du musée des enfants au MAMVP constituent le liant intellectuel qui manque parfois à l’exposition. S’y’ajoutent la reproduction de feuilles du journal satirique Abou Naddara, ou les portfolios de photographes (Mohamed Kouaci pour l’indépendance de l’Algérie, Fouad El Khoury pour la guerre civile au Liban) qui constituent des moyens efficaces de contextualiser différents moments de la période considérée.

Une partie de l’expo « Présences arabes » est consacrée à l'Exposition coloniale internationale de 1931 (©MAM).
Une partie de l’expo « Présences arabes » est consacrée à l’Exposition coloniale internationale de 1931 (©MAM).

La question du regard rétrospectif

L’exposition affiche l’ambition de s’inscrire dans une histoire postcoloniale ; elle revendique un positionnement : « Pour une contre-histoire de l’École de Paris ». Dans son article, le commissaire montre à juste titre que l’expression « École de Paris » mérite des éclaircissements : elle désigne le cosmopolitisme de la capitale artistique et point d’attraction de nombreux artistes au XXe mais peut aussi recouvrir dans l’optique de Bernard Dorival, directeur du musée national d’Art moderne, une conception plus étroite, fermée au cosmopolitisme. Si cet examen critique est justifié, faut-il pour autant voir dans l’histoire de la génération des peintres algériens venus à Paris dans les années 1950 le fondement d’une contre-histoire de l’École de Paris ? C’est bien le Paris cosmopolite qu’ils rejoignent, d’autant que les institutions coloniales comme l’École des Beaux-Arts d’Alger ou le musée des Beaux-arts ne leur font pas de place. La génération qui commence à exposer dans les années cinquante est pour une bonne part formée à Paris : soit à l’École des Beaux-Arts (Issiakhem y suit des cours de 1953 à 1956, Mesli de 1954 à 1960 ) ou à l’École des Arts décoratifs (Mohamed Temmam) ; soit dans des cours. Khadda et son ami Benanteur ont suivi les cours de la Grande Chaumière.

Sur un autre plan, la focalisation sur l’histoire vue à travers le prisme de la décolonisation témoigne certes d’un engagement des concepteurs de l’exposition mais risque de fausser ou d’occulter certaines perspectives ; le choix de la modernité ne signifie pas nécessairement celui du progrès en politique comme le montrent les histoires de l’expressionisme et du futurisme. Ainsi, la catégorie « artistes arabes » est gênante à la fois du point de vue de l’histoire et de l’homogénéisation qu’elle opère (des artistes du Maghreb mis en valeur la rejettent). L’exposition commence avec la Nahda (Renaissance), un mouvement intellectuel et politique transnational ouvert à la modernité. Cependant, son épicentre se situe en Égypte et au Proche-Orient, donc il a atteint beaucoup moins le Maghreb. Si la Nahda ne peut être ignorée, elle doit être précisément contextualisée.

Poem [1963-1965] de Saloua Raouda Choucair est exposé au MAM (©SRC Foundation).
Poem [1963-1965] de Saloua Raouda Choucair est exposé au MAM (©SRC Foundation).

Enfin, faire des histoires artistique et politique parallèles vaut pour les moments de crise ou de guerre : la guerre d’Algérie puis les guerres au Liban et en Palestine sont présentes dans certaines œuvres, dont la très forte Apocalypse arabe d’Etel Adnan. En ce qui concerne la guerre d’Algérie, il est curieux que ce ne soient pas des artistes plasticiens qui soient mis en avant dans le catalogue alors que non seulement Khadda mais encore beaucoup d’autres en ont montré différents aspects. De plus, ce qui constitue peut-être le point le plus contestable, c’est que l’exposition se polarise sur Paris, oubliant les échanges sous formes de salons, de biennales dans l’aire culturelle qu’elle recouvre. Méconnaître ces mobilités, c’est oublier aussi une bonne partie de la vie artistique et rester dans une pensée du « centre » alors que les périphéries sont vivaces.

Au final, l’orientation décoloniale a permis de révéler des artistes et des questions laissés dans l’ombre, de combler nombre de lacunes dans la connaissance des présences « arabes » à Paris et donc d’affiner l’appréhension qu’on peut avoir aujourd’hui de l’École de Paris. Pour autant, la question du choix de la modernité – laissée dans l’ombre au profit de la question politique de l’engagement de l’artiste – ne répond pas au paradoxe si bien exprimé par Khadda : « Dans l’Occident que nous rejetions, nous allions découvrir nos propres racines ».

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