Sa proximité avec l’écrivain, linguiste et anthropologue du « monde berbère », Mouloud Mammeri, par qui le mouvement culturel berbère de 1980 est arrivé, l’a propulsée sous les projecteurs académiques et médiatiques, en Algérie puis en France. Tassadit Yacine-Titouh, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est l’héritière légitime de l’Amusnaw, pour le meilleur et pour le pire. Elle s’occupe de ses objets de recherches de prédilection et de la direction de la revue Awal depuis 1989. Ce qui l’a exposée à toutes les envies et à tous les coups bas. Cela, ajouté au contexte politique pesant sur les études berbères, a forgé sa forte personnalité de femme de sciences et de lettres, sans concession, sans langue de bois, fidèle à elle-même. Ancienne directrice d’études au sein de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale, du Collège de France, elle est désormais en retraite quasi spirituelle chez elle à Tigzirt. C’est là, au milieu de sa pépinière personnelle et son petit atelier de restauration des vieilles poteries berbères, qu’elle a accepté de nous recevoir en tant qu’Hôte du mois de France Algérie Actualité.
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Native des Portes de Fer dans l’Atlas tellien en Algérie, Tassadit a un caractère du même minerai. « Je suis issue d’une tribu fondée par une femme forte et autonome, dont je porte le prénom au même titre que toutes les filles aînées du hameau, descendantes de Tamghart. Comme cette dernière, la vie m’a propulsée très tôt dans un combat de survie, que j’ai gagné. », lance Titouh, nom qui signifie « petit » et renvoie à la taille de la mère fondatrice « la petite femme sage ». Venue au monde dans le lieu où le duc d’Orléans a pu franchir les Bibans, en 1839, allant en conquérant de Constantine vers Alger, elle a été rattrapée par la violence coloniale française à un peu plus de 6 ans. Son père, membre du Front de libération nationale (FLN), a été fusillé « pour l’exemple » en février 1956. « La mort de mon père, exécuté devant les siens sans jugement, m’a traumatisée à vie, mais je suis restée digne. Je n’ai même pas pleuré. Néanmoins, je suis resté triste pendant longtemps et je n’ai jamais rejoué. Mon enfance était enterrée avec lui. », raconte-t-elle.
Sa famille, à la fois du côté paternel et maternel, a souffert des affres de la guerre d’Algérie. Une vingtaine de personnes ont été tuées entre 1954 et 1962, leur village a été détruit et les survivants ont été déplacés dans des camps de regroupement. De cette période malheureuse, elle a retenu également de grands paradoxes, rompant avec le discours linéaire et manichéen autour de la mémoire. Elle souligne : « Certains membres de ma famille maternelle, bien née et issue d’une lignée de résistants durant la révolte de 1871, sont devenus pour certains des commis de la France coloniale. Ainsi, en l’espace de quelques semaines, mon grand-père maternel, politisé et formé dans les milieux ouvriers algériens dans l’immigration, a récupéré chez lui ses deux filles devenues veuves. En plus de ma mère, qui a assisté à la mort de son époux Moudjahid, ma tante avait perdu son mari, ancien d’Indochine, égorgé à tort par le FLN ». L’assassinat de son oncle par alliance sera à l’origine de l’arrestation et de l’exécution du père de Tassadit, Ahcène Titouh, et de trois autres de ses camarades le même jour.
![Les ruines de la maison familiale de Tassadit Titouh au village Metchik, situé dans
l’actuelle commune de Boudjellil à Béjaïa (©France Algérie Actualité).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Les-ruines-de-la-maison-familiale-de-Tassadit-Titouh-au-village-Metchik.jpg)
l’actuelle commune de Boudjellil à Béjaïa (©France Algérie Actualité).
Miraculée du système éducatif colonial
La petite orpheline de guerre, « à qui on a attribué le rôle du garçon aîné », entame un périple sans fin avec sa sœur et sa mère, veuve à 22 ans et enceinte d’un garçon qui naîtra sans père, un fait loin d’être rare à l’époque. Avant qu’elle devienne l’universitaire reconnue qu’elle est aujourd’hui, c’était Tassadit l’exploratrice de l’Algérie coloniale. De son village natal Metchik, actuellement dans la commune de Boudjellil, à la grande ville d’Alger, en passant par Boghari (Ksar El Boukhari), Mouzaïa-les-Mines (Tamesguida), Sidi Aïch, El Kseur et Bordj Bou Arreridj, son parcours scolaire est vraiment atypique. « Je suis une miraculée du système éducatif colonial. », a-t-elle avoué. Et de préciser : « Juste après la disparition de mon père, un oncle maternel, un cheminot sans enfants, nous a accueillis à Boghari. Le choc de l’avoir perdu a été suivi par d’autres, liés à la perte de notre famille, notre maison, notre village et surtout notre langue ».
En effet, du jour au lendemain, elle devait communiquer avec des gamins d’un bled méconnu en arabe dialectal, elle dont la langue maternelle était le kabyle. C’était pour elle « un changement de galaxie » assez pénible, subissant aussitôt les moqueries de ses nouvelles « copines » : « Je n’avais pas la bonne langue, ni la bonne origine. On disait de nous que nous étions des Kabyles, comme si nous étions des extra-terrestres. Même mon prénom suscitait la curiosité. Tassadit rimait avec zzit (l’huile), et on disait à l’époque des Kabyles qu’ils sentaient l’huile d’olive. Les filles arabophones riaient en prononçant mon prénom et me raillaient par : ‘‘Tassadit Hmar zzit’’, signifiant ‘‘Tassadit bourrique à huile’’ ».
Pendant ce temps, point de contact avec l’école à cause d’un brusque déclassement social. En contrepartie de les avoir accueillis, elle, ses deux filles et son fils, la mère de Tassadit est devenue l’employée de maison de son frère et de sa belle-sœur. Envoyer sa fille à l’école était alors le dernier de ses soucis. Au bout de presque deux ans, l’oncle est muté au village minier Mouzaïa-les-Mines. Sa « famille recomposée » déménagera avec lui. Rebelote. La « première maison kabyle » du coin, comme l’appelle notre hôte, devait faire connaissance avec de nouveaux voisins. Malgré leur destin commun, forgé par la colonisation, le contact entre les « indigènes » d’horizons différents n’était pas toujours facile. « Un jour, se souvient-elle, j’ai observé des enfants prendre tous la même direction. Avec mon arabe rudimentaire, j’ai demandé où ils se rendaient, et ils m’ont répondu que c’était pour l’école. Je les ai simplement suivis ». Elle avait 8 ans. Ironie de l’histoire, c’était une classe dans une caserne de l’armée française, « tenue par un appelé très proche des enfants ». Elle reconnaît volontiers que « le maître d’école était très gentil. Il parlait aux enfants et leur expliquait bien les choses ». Ce qui lui a permis de « rattraper le retard ». Paradoxalement, le camp militaire disposait de cellules où étaient emprisonnés des membres du FLN, qui seront pour certains torturés ou exécutés.
Après plusieurs mois en dehors de la Kabylie, sa famille, suivant l’oncle sur son chemin de fer, se retrouve à Sidi Aïch, près de Béjaïa. C’est le début de la vraie scolarisation et de la découverte d’une ville kabyle. Se remémorant avec un sourire, elle narre : « À la question de l’institutrice de savoir si je devais rejoindre la première ou la deuxième année de l’école élémentaire, j’ai répondu machinalement que j’étais en deuxième en pensant aux classes du train. Dans ma tête, je ne me sentais pas autorisée à accéder à la première classe. Ce malentendu m’a permis de sauter une classe ».
![Tassadit Titouh et son frère à Sidi Aïch en 1960 (photo d’archives colorée par K.N. Communication, ©Tassadit Yacine).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Tassadit-Titouh-et-son-frere-a-Sidi-Aich-en-1960.jpeg)
Sauvée par l’indépendance
L’élève Titouh, brillante malgré son retard de scolarisation, change d’école, débarquant dans une nouvelle ville, El Kseur cette fois-ci. Pour la première fois de sa vie, elle sentira le poids du racisme et de la discrimination de l’administration coloniale envers les enfants algériens, particulièrement les filles. « Je travaillais bien, on peut dire même que j’étais excellente. Le problème, comme l’a raconté Abdelmalek Sayad et d’autres, on ne laissait pas les élèves comme moi passer en sixième. La maîtresse à El Kseur n’envoyait pas les indigènes en sixième. Elle a d’ailleurs refusé de scolariser ma petite sœur. Et ce n’était pas un cas isolé. C’était une discrimination assumée. », conte-t-elle. Si cela était généralement vrai pour les garçons à des exceptions près, hormis évidemment les enfants des « évolués », les supplétifs de l’armée et de l’administration françaises, c’était automatique pour les filles indigènes qu’« on obligeait à aller en fin d’étude ou de suivre une formation manuelle, sinon elles sont renvoyées chez elles ». Ce sera la classe de fin d’études pour Tassadit.
En 1962, habitant à Bordj Bou Arreridj avec sa famille après un énième déménagement, « ce qui permet de découvrir très jeune les différences culturelles en en Algérie », la future anthropologue voit son destin changer par l’indépendance et elle se réjouit encore : « Durant la colonisation, nous n’avions pas de rêves, ni même de vie. Nous survivions comme nous le pouvions. Un jour de vie c’était un gain, une petite victoire sur la France coloniale, c’était pareil pour l’école ! ». Et d’ajouter : « Au-delà de la joie que m’a procurée la libération d’un peuple au sens vrai, cet événement a été le plus important de ma vie. Sans l’indépendance, je n’aurais jamais eu l’opportunité d’aller au lycée ».
À 13 ans, elle échoue à son certificat d’études, mais l’Algérie indépendante lui donne l’occasion de redoubler sa classe et de repasser son examen à Alger, où elle a rejoint un oncle paternel. Elle va même pouvoir sauter, une seconde fois, de classe en passant en cinquième. À ce moment-là, elle devait faire face à d’autres obstacles, rattrapée par le conservatisme de sa famille, singulièrement ses oncles maternels. Elle avait alors le choix entre l’internat et le mariage. Deux personnes viendront à son secours : son grand-père maternel Slimane Bendifallah, « un immigré atypique. Il était moderne et très évolué pour son époque, de surcroit laïque convaincu. Il était aussi clairement féministe et il considérait que les filles doivent, au même titre que les garçons, aller à l’école et prétendre à tous les métiers qu’elles souhaitent, et il s’opposait au mariage des filles mineures » ; son institutrice Françoise Crespi, « une coopérante française, qui m’a aidée à préparer le concours de l’internat et à le réussir. Elle m’a également fourni le trousseau exigé. Elle a cousu de ses propres mains certains vêtements et même brodé mon numéro d’internat sur les draps qu’elle m’a offerts ». Pour le reste, malgré la pauvreté de sa famille, en sachant que sa mère ne touchait que 400 dinars par trimestre, son statut de pupille de la nation en tant que fille de martyr lui donna droit à une petite bourse et à la gratuité de l’internat.
![Tassadit Yacine en 1982, une berbère belle et rebelle ! (photo d’archives colorée par K.N. Communication, ©Tassadit Yacine).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Tassadit-Yacine-en-1982.jpeg)
Prise de conscience politique
Lycéenne, Tassadit Titouh a vite pris conscience des enjeux politiques liés à l’identité de l’Algérie. Elle ne comprenait pas pourquoi le régime politique postindépendance niait la dimension berbère de la nation algérienne. « Pendant la guerre de libération, les femmes chantaient des chants de résistance en cette langue ancestrale qui ont aidé à la prise de conscience des jeunes que nous étions et c’était aussi une manière de participer au combat. Sans parler des martyrs de ma famille, ma tante paternelle était agent de liaison et ma grand-mère a été emprisonnée et torturée. Depuis, je ne peux pas distinguer la révolution de la Kabylie. Pour moi, la guerre était une réalité quotidienne parce qu’elle se déroulait sous mes yeux : perquisitions, rafles, tortures, femmes violentées. J’ai suivi une scène horrible où des militaires français ont battu sauvagement mon oncle paternel Dada pendant plus de deux heures ! Et je ne peux pas admettre qu’on nie la part de l’amazighité à l’Algérie. », a-t-elle martelé.
Se rapprochant de la gauche communiste des années 1960, elle est « choquée » de découvrir que ses camarades, « tout en étant opposants au pouvoir et athées pour la plupart », soutenaient le fameux « islam spécifique » et considéraient que l’arabe était le « ciment du peuple », et « certains se moquaient des Kabyles, d’une certaine façon de moi, de ma famille, bref de ma région, parce qu’ils étaient paysans et non prolétaires. Donc selon eux, ils ne pouvaient pas faire partie de la famille révolutionnaire issue du prolétariat. Bien entendu, l’arabe devait être la seule langue nationale en Algérie ». Elle a aussitôt pris ses distances et s’est concentrée sur ses études. Or, l’amour n’ayant pas d’idéologie, elle tombe amoureuse de l’un des jeunes cadres communistes, avec qui elle se marie à l’âge de 18 ans, avant de passer le bac. « Ce mariage a été une erreur de jeunesse que je regrette jusqu’à maintenant. », nous confie-t-elle. Et pour cause, elle n’a pas pu reprendre ses études après les épousailles à cause du refus de la belle-famille. Finalement, elle forcera son destin une nouvelle fois en obtenant un poste d’institutrice à Alger, avant de reprendre ses études.
Enseignante, étudiante et mère de deux enfants, elle devient veuve à 22 ans, comme sa propre génitrice. Son époux est décédé des suites d’un accident de voiture en 1971. Après cette tragédie, elle a repris son autonomie, et « obtenu un logement au quartier de Télemly ainsi qu’un travail de documentaliste à la Sonelgaz, grâce à l’aide de son directeur général Abdennour Keramane ». Si son premier mariage était vécu comme un frein à sa carrière, ses secondes noces en 1973, avec Abdelhamid Yacine – ancien membre de l’Armée de libération nationale (ALN), ayant côtoyé le colonel Mohand Oulhadj, chef de la wilaya III historique. Il sera le deuxième wali de Tizi-Ouzou de novembre 1962 jusqu’à octobre 1963, au moment du début de la crise politique liée au FFS (Front des forces socialistes, parti fondé en septembre et interdit en octobre 1963) –, ont constitué une « prise de conscience politique radicale, notamment contre le droit musulman inique, défavorable aux femmes et aux orphelins. Et par rapport aux traditions et la domination des hommes ».
Elle affirme avoir opté pour la préparation d’une licence d’espagnol par « rejet » du français, qu’elle associait alors à la colonisation. « Mes recherches se sont focalisées au début sur les émigrés espagnols en Algérie, dominés et racisés par les colons français. On leur refusait de parler leur langue et de respecter leur culture, même les prêches en espagnol étaient interdits. J’ai découvert, entre autres, l’existence d’une presse espagnole algérienne durant la colonisation, à Alger et à Oran. », a-t-elle indiqué, avant de poursuivre : « Cela m’a fait penser à la langue berbère et sa littérature, dominées dans leur propre espace géographique historique sous prétexte qu’elles étaient orales. J’ai compris alors, grâce à la situation des Espagnols en Algérie, qu’il s’agissait en réalité d’un rapport de force, donc d’une domination politique, car l’espagnol est une langue savante ».
![Couverture du premier livre de Tassadit Yacine : Poésie berbère et identité: Qasi Udifella héraut des At Sidi Braham (Maison des sciences de l'homme, 1987, préface de Mouloud Mammeri).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Premier-livre-de-Tassadit-Yacine-700x1024.jpeg)
À l’ombre de Mouloud Mammeri
Maître-assistante à l’université d’Alger et jeune chercheuse du monde hispanique, elle fréquentait le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (CRAPE). À la fin de l’année 1974, elle fait la connaissance de l’anthropologue Mouloud Mammeri, directeur du CRAPE entre 1969 et 1980. « Je l’ai rencontré par hasard à la bibliothèque du centre. Il m’a parlé du lexique spécifique à ma région natale. Avec le temps, je le voyais presque quotidiennement. Il n’arrêtait pas de m’engueuler pour réorienter mes recherches sur le monde berbère. », se rappelle-t-elle, avec un brin de nostalgie. « Les archives espagnoles ne vont pas disparaître, contrairement à notre langue berbère. », lui disait-il.
Convaincue, et tout en gardant son « champ de recherche officiel en préparant un DEA (diplôme d’études approfondies, ndlr) d’espagnol », elle a commencé à « travailler officieusement sur le monde berbère », notamment en recueillant des éléments biographiques sur le poète kabyle Qasi Udifella, « l’un des premiers à avoir pensé à faire transcrire ses textes, rompant ainsi avec la culture orale. Il utilisait alors les lettres arabes ». Peaufinée, son étude sera publiée plus tard avec une préface de Mammeri. Ce sera le premier ouvrage de Tassadit Yacine : Poésie berbère et identité : Qasi Udifella héraut des At Sidi Braham, publié en 1987 par la Maison des sciences de l’homme (MSH). Pour compléter les textes de Qasi, « réducteurs » selon elle, la jeune universitaire a également recueilli les chants traditionnels des femmes kabyles. Son travail, préfacé par le sociologue Pierre Bourdieu, sera publié sous le titre : L’izli ou l’amour chanté en kabyle (MSH, 1987).
Avec l’avènement du Printemps berbère d’avril 1980, son mentor Mouloud Mammeri est propulsé au-devant de la scène politique et médiatique algérienne, « chose qu’il n’a nullement voulue ». Invité par les étudiants de l’université de Tizi Ouzou, qui porte actuellement son nom, à animer une conférence sur son livre Poèmes kabyles anciens (Maspero, 1980), le 10 mars 1980, il a été arrêté par la police et empêché de s’y rendre. Cela a provoqué la colère des étudiants et des militants politiques de la région, généralement membres ou sympathisants du FFS clandestin. D’importantes manifestations ont été organisées partout en Kabylie pour revendiquer la reconnaissance officielle de la langue et de la culture berbères, mais elles ont été violemment réprimées par le pouvoir. « Sachant ce que j’ai vécu personnellement, mais aussi ma famille et ma région natale pendant la colonisation et la guerre de libération nationale, je n’ai pas du tout supporté que le président Chadli Bendjedid déclare que les jeunes manifestants étaient des enfants de harkis. Cela m’a vraiment choquée, du pur racisme anti-kabyle. », estime l’auteure de Les Kabyles. Éléments pour la compréhension de l’identité berbère en Algérie (GDM, 1992). À l’instar de Mammeri qui quittera épisodiquement Alger pour Paris, où il va poursuivre sa carrière de chercheur et d’écrivain reconnu, sa protégée s’inscrit à l’Université Paris VIII, en 1981, dans le département d’espagnol.
Partagée entre Arkoun et Bourdieu
En France, notre interlocutrice a fini vite par abandonner ses études espagnoles, sous la « pression de Mammeri », tout en admettant que c’est « un choix du cœur. J’ai voulu contribuer à la sauvegarde et au rayonnement des langues et cultures ancestrales sérieusement menacées de disparition. Et c’était dans ce domaine que je pouvais apporter un réel plus à la recherche en mobilisant des outils scientifiques ». En effet, l’anthropologie est la seule discipline qui accorde toute leur importance aux cultures dominées, « la seule qui pouvait leur rendre leur dignité. Pour les anthropologues, toutes les cultures se valent ! ».
Par l’intermédiaire de Mouloud Mammeri, elle a fait rapidement la connaissance de l’historien et islamologue Mohammed Arkoun, les deux hommes étant tous les deux natifs d’Ath Yenni dans la haute Kabylie. « J’ai eu des échanges avec Arkoun autour de mes recherches sur le poète Qasi Udifella, qui a été membre de l’Association des oulémas musulmans algériens. Il a voulu m’orienter vers l’étude de la pensée islamique en Kabylie, mais ça ne me parlait pas vraiment et Mammeri m’a conseillé de s’inspirer plutôt du travail de Bourdieu sur l’ethnologie kabyle », révèle celle qui publiera, près de trente ans plus tard, Pierre Bourdieu, Esquisses algériennes (Seuil, 2008), « car une ethnologie bien faite constitue l’histoire et la mémoire des peuples à tradition orale ».
![L’ethnologie kabyle du célèbre sociologue français Pierre Bourdieu a durablement influencé les travaux de l’anthropologue Tassadit Yacine (photo colorée par K.N. Communication, ©D.R.).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Le-sociologue-francais-Pierre-Bourdieu.jpeg)
Le célèbre sociologue français est l’auteur d’Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle (Droz, 1972) et Le Sens pratique (Les Éditions de minuit, 1980), deux ouvrages majeurs qui ont influencé l’anthropologue et la féministe. Elle devait le rencontrer en 1981, mais elle n’a « pas osé. Lors de ma participation à un colloque à Nice, l’historien André Nouschi, un juif algérien de Constantine, ancien militant du FLN et ami de Bourdieu, m’a envoyé le voir de sa part. Néanmoins, je ne l’ai pas fait tout de suite car je ne me sentais pas encore légitime d’aller à sa rencontre toute seule ». Et pour cause, elle lui vouait un grand respect, considérant que « c’est le premier qui a donné à la Kabylie sa valeur en tant qu’objet de recherche. Par-delà les descriptions ethnographiques, il y a un soubassement philosophique à son travail. Il a donné une vision complète des structures anthropologiques de la société kabyle et de sa vision du monde. L’étude de la société kabyle ‘‘traditionnelle’’ lui a permis de constater les ruptures et les déstructurations qu’elle a subies sous la colonisation ».
Au final, le mektoub, qui a bien agi à sa guise tantôt au détriment et tantôt au profit de la digne fille de Tiggura, a fait que ce sont Arkoun et Bourdieu, ensemble, qui vont diriger sa thèse de troisième cycle : « Lignage religieux et production symbolique » (Paris III, 1983). Quant à sa thèse de doctorat : « Productions culturelles et agents de production en Kabylie : anthropologie de la culture dans les groupes kabyles 16e-20e siècle » (Paris III, 1992), elle l’a préparée sous la direction d’Arkoun et elle lui a permis d’avoir un poste à l’EHESS, en 1993. Elle a rejoint le laboratoire d’anthropologie sociale, dans lequel elle va rencontrer la grande anthropologue et ethnologue française Françoise Héritier, et travailler avec elle jusqu’au décès de cette dernière.
L’expérience Awal
Après des discussions avec Bourdieu sur les conditions dans lesquelles se trouvait la langue berbère dans la période post-1980, Mammeri décide de fonder la revue Awal (la parole) en 1984. « C’est Bourdieu qui a proposé à Mammeri de créer un petit bulletin, de la littérature grise, sur les études berbères pour encourager les jeunes chercheurs sans port d’attache en France. Il nous a permis notamment d’avoir le soutien de la Maison des sciences de l’homme qui nous imprimait gratuitement la revue. », a-t-elle témoigné.
Si Mouloud Mammeri a été le directeur d’Awal jusqu’à sa mort en 1989, Tassadit Yacine a été sa gestionnaire. Question de répondre à ceux qui prétendent le contraire, l’actuelle directrice de la revue insiste plusieurs fois que « le projet n’a pas eu de financements ». Et d’enchaîner : « De jeunes étudiants nous ont apportés leur aide, comme Mokrane Bouzeghoub, devenu directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, ndlr), Bernard Cesari, désormais ancien éditeur engagé, etc. Nous avons fait et continuons à faire du bénévolat. Les seules aides que nous avons eues concernent le tirage gratuit et l’obtention d’un bureau, d’abord une chambre de service, au 6 rue de Chevreuse dans le 14e arrondissement de Paris, et ensuite un petit local au 54 boulevard Raspail dans le 6e ».
Awal a fait un énorme travail académique sur le monde berbère, « ce qui a créé beaucoup d’ennemis et d’ennuis à Mammeri, en Algérie et en France », d’après l’ancienne directrice d’études à l’EHESS (2006-2018), qui rapporte : « Plusieurs membres du CNRS étaient dérangés par notre travail et certains syndicalistes universitaires nous montraient du doigt comme étant des réactionnaires, y compris Mammeri, et d’autres personnes nous voyaient comme un danger car ils étaient contre les langues régionales en France ». Heureusement pour la petite équipe des cahiers d’études berbères, « Bourdieu a apporté sa caution scientifique à Awal. C’est un Béarnais et il savait ce qu’est la domination de l’Etat jacobin centralisateur, les siens et d’autres régions ont subi la même domination culturelle. Il suffit de relire les écrits de l’Abbé Grégoire ».
![Couverture du dernier numéro en date d’Awal (n°46), lequel est consacré à l’écrivain Mouloud Feraoun.](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Revue-Awal-n°46-673x1024.jpg)
Interdite sous le parti unique, la revue a été distribuée en Algérie après l’ouverture politique engendrée par la révolte d’octobre 1988. « Mais la mort tragique de Mammeri a fragilisé Awal et m’a personnellement affaiblie. Il faisait de l’ombre à beaucoup de monde et les études berbères étaient beaucoup trop entachées de politique. Ce qu’il ne voulait pas, et moi encore moins. Or, des gens voulaient absolument récupérer son héritage. », martèle la gardienne de la « colline oubliée », ajoutant tout de même : « Il a bien apprécié la mobilisation citoyenne de 1980 et ce qu’elle a provoqué pour la revendication identitaire et culturelle, ainsi que pour la cause démocratique, avec notamment la création de la Ligue des droits de l’Homme ». Depuis la disparition de Mammeri, de très rares numéros d’Awal ont été diffusés au pays. Vu les difficultés liées à sa production, la revue a également adopté une périodicité annuelle depuis 1989. Elle en est à son 46e numéro, un gros volume consacré au grand écrivain Mouloud Feraoun, « ce qui a été rendu possible par le soutien d’éditeurs courageux comme Koukou Éditions ».
Quelles perspectives pour le berbère ?
Si Tassadit Yacine est « assez pessimiste concernant la recherche en berbère dans les universités, singulièrement françaises et algériennes, avec des moyens parfois inexistants et des postes de plus en plus rares. Or, les jeunes chercheurs de maintenant sont, pour certains, trop matérialistes : pas d’argent, pas de recherches. C’est normal, ils fonctionnent comme partout dans le monde. Ils ne font rien gratuitement comme on le faisait à notre époque », elle croit beaucoup au « rôle positif de la société civile dans le développement et la socialisation du berbère ». Elle juge que « son officialisation en Algérie et au Maroc a créé une dynamique positive côté associatif, avec par exemple les célébrations grandioses de Yennayer ». Elle pense que cela « influencera davantage le mouvement culturel berbère en France. Et ce, malgré la régression culturelle globale dans ce pays, et cela est pire pour les langues dites minoritaires ».
Sans nier qu’« il y a de la récupération politique autour de la question berbère dans les pays d’origine. C’est de bonne guerre ! », l’intellectuelle engagée « préfère largement la situation actuelle à celle de l’époque des tabous et de la négation ». Elle regrette que « l’Etat français soit en retard par rapport aux Etats nord-africains », en évoquant les politiques publiques en matière de langues régionales et minoritaires. « De quoi la France a-t-elle peur alors que tamazight est langue nationale et officielle en Algérie et au Maroc ? Pourquoi continue-t-elle à traiter cette question comme un sujet étranger à la société française alors que des milliers de citoyens français sont berbères ? », se demande-t-elle.
![Arrière-cour de la maison de Tassadit Yacine à Tigzirt (ville côtière à 120 km à l’est d’Alger), transformée en un petit paradis fleuri. Au fond, se trouve son petit atelier de
réfection des vieilles poteries berbères (©France Algérie Actualité).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Arriere-cour-de-la-maison-de-Tassadit-Yacine-a-Tigzirt-785x1024.jpg)
Au moment où le gouvernement français, sous la présidence d’Emmanuel Macron, a encouragé l’enseignement de l’arabe, « pour les mauvaises raisons, dit-elle, en pensant à tort que cela empêcherait la radicalisation islamiste chez les jeunes alors qu’il s’agit d’un phénomène plutôt idéologique », le berbère est complètement marginalisé malgré les contestations et la mobilisation de centaines d’associations culturelles berbères. « C’est injuste envers cette langue maternelle de beaucoup de familles françaises, notamment celles avec des origines kabyles et chleuhes. Et c’est contre-productif, on échoue à faire d’un jeune un bon citoyen quand on lui enlève sa culture. », a-t-elle assené.
Depuis sa retraite universitaire en 2018, elle se ressource chez elle à Tigzirt (ville côtière à 40 km au nord de Tizi Ouzou), vivant à deux pas de la plage dans une vieille maison familiale, restaurée et fleurie par ses soins. Elle dispose même d’un petit espace servant d’atelier pour rafistoler de vieilles poteries et jarres berbères. « C’est un refuge qui me permet de fuir le climat intellectuel en Europe, désagréable ces dernière années, voire asphyxiant depuis le début de la nouvelle guerre à Gaza. J’essaye de réfléchir au monde qui va très mal car les grands schémas universalistes et progressistes qui nous ont nourri n’ont quasiment plus droit de cité dans les pays où des valeurs universelles ont vu le jour. Au moins l’Algérie n’a jamais prétendu être un pays universaliste. Elle est égale et fidèle à elle-même. C’est singulièrement très inquiétant ce qui se passe en France, le pays des droits de l’Homme, de la culture, de l’égalité, des lumières. C’est triste. », déplore-t-elle.
Tout en continuant à produire des articles sur les problématiques qui l’animent, elle dirige toujours Awal et prépare le lancement, d’ici 6 mois, d’une bibliothèque dotée d’une salle de conférence, sous forme d’une association culturelle. Avec d’autres acteurs du monde académique et littéraire algérien, installés sur la ville balnéaire méditerranéenne, ils sont partis du constat que « ce genre d’espaces purement culturels manquent d’une manière flagrante. L’objectif est de réanimer l’activité intellectuelle dans notre région qui souffre d’un vide culturel sidéral. Les gens sont bien chez eux, mais ils s’ennuient ». Ce lieu culturel « privé » portera le nom d’un grand militant et patriote algérien, en l’occurrence l’écrivain Jean El Mouhoub Amrouche.
![Tassadit Yacine et l’écrivain Pierre Amrouche, le fils du grand Jean El Mouhoub Amrouche, lors du Salon international du livre d’Alger (SILA) en 2022 (©D.R.).](https://www.france-algerie-actualite.fr/wp-content/uploads/2024/05/Tassadit-Yacine-et-lecrivain-Pierre-Amrouche-le-fils-du-grand-Jean-El-Mouhoub-Amrouche.jpg)
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