Pour la grande première de « Hôte du mois », rendez-vous mensuel XXL avec une personnalité algérienne, française ou franco-algérienne qui contribue à faire des relations entre la France et l’Algérie ce qu’elles sont aujourd’hui, c’est-à-dire passionnantes et passionnées, l’historien Benjamin Stora a accepté de se plier à l’exercice. Il nous a ouvert ses portes durant une journée, le temps d’évoquer avec lui son long et prestigieux parcours passé, ainsi que son actualité toujours aussi riche malgré sa retraite universitaire. Il a récemment publié L’arrivée : De Constantine à Paris (Tallandier, 2023) et participe encore activement aux travaux de la commission mixte d’historiens. Celle-ci a été créée en 2022 conjointement par les Etats algérien et français, dans le but de régler leur lourd contentieux mémoriel lié à la colonisation, en suivant l’une des recommandations du « rapport Stora », publié ensuite sous le titre France-Algérie : Les passions douloureuses (Albin Michel, 1ère édition, 2021 ; 2e édition avec une nouvelle introduction, 2023). Tour d’horizon avec le « Monsieur Algérie » en France depuis 1984.
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De Constantine, ville de sa naissance un certain hiver 1950, il a gardé plus de sonorités et d’odeurs que de souvenirs imagés. L’enfant Benjamin Stora a été marqué par la « ressemblance des chants religieux qui se faufilaient entre les murs des écoles juives et coraniques. Bien que les langues et les prières diffèrent les tonalités et les rythmes étaient les mêmes ». Lui, qui a grandi dans un quartier judéo-musulman, a été « bercé en alternance par les deux cultures ». D’ailleurs, au-delà du cultuel, la musique traditionnelle constantinoise, notamment le malouf, a été un aimant qui resserrait les liens entre toutes les populations de l’antique Cirta, « le temps des fêtes de circoncisions et de mariages, de belles occasions pour écouter la musique traditionnelle et, souvent, les chanteurs populaires ».
Le jeune Stora a enfoui également des souvenirs olfactifs inoubliables, qui résument des « sentiments paradoxales » par rapport à l’Algérie des années cinquante. Le premier est lié à l’insouciance et à la joie d’une enfance dorée. « Il y a quelques années, en entrant dans une bijouterie parisienne, j’ai senti une forte odeur qui m’étais familière ; celle de l’or », indique notre Hôte du mois. Un flash-back le ramena alors dans l’atelier d’orfèvrerie fondé par son arrière-grand-père maternel, Amar Zaoui, situé à la Place des Galettes (actuellement Rahbet Souf). Sa mère Marthe y fabriquait des bijoux traditionnels pour les femmes juives et musulmanes.
Le second concerne la peur de la guerre, qui a été incarné par une odeur très particulière. Le 20 août 1955, le jour-même du début de l’offensive du Nord-Constantinois, le gamin de 5 ans a vécu sa véritable première expérience traumatisante de la guerre. « Les militaires français ont forcé la porte de chez moi et ils ont positionné des mitrailleuses dans notre appartement, qui donnait sur les gorges du Rhumel. Et ils ont commencé à tirer. Sans parler du bruit assourdissant des balles, l’odeur de la poudre m’a singulièrement frappé », a raconté l’historien de 72 ans. Depuis cet incident, il sortira rarement dans son quartier. Puis, les choses se sont envenimées petit à petit. « Entre 1960 et 1962, on a été confiné, on ne sortait plus dans la rue. Les derniers six mois avant l’indépendance de l’Algérie, je ne partais même plus à l’école », regrette-t-il plus de 60 ans après.

Les Stora pendant la colonisation
Le père Élie Stora a été un vendeur de semoule au marché, pourtant un intellectuel arabisant qui avait un diplôme en droit musulman ou la charia. Il a étudié la littérature arabe avec le linguiste Albert Lentin, père du journaliste anticolonialiste Albert-Paul Lentin. « Ma mère est issue d’une famille juive arabe citadine constantinoise, tandis que mon père est originaire d’une famille juive berbère rurale de Khenchela. De ce fait, il se sentait plus proche de la communauté musulmane, parmi laquelle il est né et il a grandi aux Aurès, où tout le monde vivait ensemble, mélangé. À Constantine, cela était différent. On vivait plutôt les uns en face des autres, avec une certaine distance toujours bien respectée », précise notre interlocuteur.
Les Stora étaient une vieille famille plutôt prospère, connue pour l’élevage et la vente du bétail dans la région chaouie, notamment à la foire de Saint-Arnaud (Eulma actuellement). Avant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle le régime de Vichy les en dépossédera d’une grande partie, ils possédaient beaucoup de terres agricoles et des biens immobiliers.
Ils étaient plutôt détachés de la politique, à quelques exceptions près. Le frère du grand-père de Benjamin Stora était l’adjoint au maire de la ville de Khenchela pendant la guerre d’Algérie. Quant au grand-père lui-même, il s’était lié d’amitié avec Ferhat Abbas, fondateur de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) et futur président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ce dernier restera jusqu’à sa mort un ami de la famille.
Au déclenchement de la guerre d’Algérie, le 1er novembre 1954, le père de Benjamin Stora « a eu des contacts » avec le Front de libération nationale (FLN), mais il ne s’est pas résolu à rejoindre le parti nationaliste. Il avait une « position médiane », c’est-à-dire qu’« il ne soutenait pas le courant de l’Algérie française », mais il s’est montré « méfiant » envers le FLN car « il croyait plus à une réforme profonde en Algérie avec la création d’un statut qui garantit l’égalité totale des droits entre les communautés musulmanes, juives et chrétiennes ». En somme, il tenait au projet assimilationniste porté par l’UDMA jusqu’en 1956.
« Après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, il a continué à discuter avec les responsables locaux du FLN à Constantine parce qu’il voulait que notre famille reste dans la ville et ne change rien à sa vie quotidienne. Il avait surtout demandé des informations concernant d’éventuelles garanties sur le statut juridique des Juifs d’Algérie. Quand il n’a pas eu de réponse claire, il a décidé que nous devions partir », se souvient-il, avec non sans amertume. La famille a quitté l’Algérie en juin 1962. Il avait 12 ans.

Un Stora rattrapé par la guerre d’Algérie
Après quelques années de quête d’un nouveau foyer, qui l’a conduite dans le pavillon d’un oncle maternel à Montreuil puis dans un entrepôt au 16e arrondissement de Paris prêté par un ami du père, la famille de Benjamin Stora élira domicile dans un HLM à Sartrouville, en février 1964. « Alors que j’avais vécu le départ d’Algérie comme une belle aventure, voyager et découvrir d’autres villes, j’ai fini par ressentir ce déchirement à travers le chagrin de mes parents. Je partagerais plus tard leur tristesse de l’arrachement à la terre natale. C’est pour ça que je n’ai jamais rompu les liens avec mes parents, y compris quand je faisais de la politique révolutionnaire. Rompre avec eux, c’était rompre avec l’Algérie », témoigne-t-il encore.
Le nouveau sartrouvillois, vivant pleinement la fameuse période des sixties dans une ville communiste, semblait réussir à tourner la page algérienne. Ça n’a pas trop duré. Devenu militant trotskiste, il explique s’être intéressé très jeune aux mouvements révolutionnaires en Amérique latine et en Asie. En 1974, alors qu’il était étudiant en histoire et sociologie à l’Université de Nanterre, son professeur Jean-Pierre Rioux lui a proposé de travailler sur l’Algérie. « Il y a une révolution dont vous ne parlez jamais, en l’occurrence la révolution algérienne », lui a-t-il lancé ; largement suffisant pour le convaincre de préparer son mémoire de maîtrise en Histoire sur ce sujet.
L’apprenti historien commencera ses recherches historiographiques par le « biais militant », une marque de fabrique qui le caractérisera tout au long de sa carrière universitaire. De vieux militants trotskistes qu’il fréquentait (anciens appelés, insoumis, porteurs de valises, etc.) lui ont confié beaucoup d’archives privées, portant essentiellement sur la période des « événements d’Algérie », entre 1954 et 1962. Le lien est rétabli avec l’Algérie, il ne sera plus jamais rompu. Une petite revanche pour ses parents ? « Ma mère ne comprenait pas vraiment. Pour elle si je devais travailler sur l’Algérie, il fallait le faire autour des Juifs d’Algérie… (rire). Mon père a été plus favorable et il m’a beaucoup encouragé », se souvient-il.
Réhabilitation de la mémoire de Messali Hadj
En 1975, l’historien en devenir fera la « rencontre de [sa] vie », celle qui allait tracer définitivement sa voie professionnelle. « J’ai eu la grande chance de faire la connaissance de la fille de Messali Hadj, Djanina. À l’époque, elle et sa famille se sentaient très seules en France. À la base, j’ai juste voulu lui poser quelques questions sur le parcours de son père, mais on s’est lié d’amitié », confie Benjamin Stora. Elle a fini par lui confier les mémoires manuscrites de Messali, « un cahier à spirales où était racontée la vie du père-fondateur du nationalisme algérien de sa naissance jusqu’en 1938 ».
Ce précieux document sera l’un des éléments qui formeront l’ossature d’un travail de recherche inédit et important, de surcroît sur un personnage dont le nom était blacklisté et effacé des imaginaires collectifs à la fois en France et en Algérie. Sous la direction de Charles-Robert Ageron, Stora préparera une thèse intitulée « Messali Hadji, biographie », soutenue en mai 1978 à l’École des hautes études en sciences sociales. De cette expérience est issu également son tout premier livre : Messali Hadj : pionnier du nationalisme algérien (Le Sycomore, 1982). Cet ouvrage a réhabilité la mémoire de Messali Hadj en rappelant son engagement précurseur pour l’indépendance de l’Algérie, à travers la fondation de l’Etoile Nord-Africaine (1926), le Parti du peuple algérien (1937) et le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (1946). De plus, il a contextualisé ses positions de rivalité avec le FLN.
Malgré la sensibilité de l’objet étudié, Benjamin Stora a trouvé dans son travail sur Messali une opportunité pour renouer avec l’Algérie. Entre la fin des années 1970 et le début des année 1980, il a rencontré plusieurs militants et leaders de la révolution algérienne, citant pêlemêle : Hocine Aït Ahmed, Mohamed Harbi, Omar Boudaoud, Ali Haroun, Taïeb Boulahrouf, Ahmed Mahsas, etc., qui l’ont aidé à construire son Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens (L’Harmattan, 1985), composé de quelques 600 biographies). « J’ai tout de suite été interpelé par le respect que vouaient tous ces militants à Messali, quoi qu’il ait devenu leur adversaire politique à partir de 1953 », a-t-il souligné, et d’ajouter avec une jubilation : « Cela m’a également permis de retourner en Algérie, en 1983. J’ai même pu visiter Constantine grâce et avec un ami très cher, l’historien Abdelmadjid Merdaci, décédé en 2020 ».

Digne élève de Charles-Robert Ageron
Bien qu’aucun travail dans les sciences humaines et sociales ne soit vraiment parfaitement imperméable aux subjectivités du chercheur, produites par son vécu personnel et son environnement social, Stora revendique carrément avoir « travaillé par le biais militant plus que par la voie académique ». Pour une raison qu’il « n’explique pas », durant plus plusieurs années, des citoyens français et algériens venaient le trouver pour lui donner des archives privées de leurs familles. « C’est comme ça que j’ai construit ma particularité universitaire par rapport aux autres historiens », assume-t-il.
Cependant, il n’omet pas de mentionner sa gratitude pour son professeur Charles-Robert Ageron, grand historien spécialiste de la colonisation française en Algérie, qui a joué un rôle crucial en le dirigeant et en l’aidant à « scientifiser » sa méthodologie de recherche. « Il m’a appris à prendre la distance critique par rapport aux militants, à ne pas croire sur parole ce que tout le monde raconte et, surtout, à croiser les sources et les archives. Finalement, le métier d’historien c’est un peu le métier d’un journaliste », s’amuse-t-il à comparer.
Faire le profil de Stora en tant qu’« historien de gauche » serait incomplet sans noter sa prédisposition, dès le début de sa carrière, à être un « universitaire engagé », qui ne se contente pas « de consulter les archives, d’en faire des conclusions et de dormir chez lui ! ». C’est pourquoi, il a du mal à accepter certaines critiques de pairs qui l’accusent de sortir souvent de son travail d’historien, par exemple avec la publication du rapport qui porte son nom en 2021. Il revendique sa vision de « l’histoire comme une bataille citoyenne au quotidien. C’est ce que représentait un historien tel que Pierre Vidal-Naquet ! ». Il cite aussi d’autres « historiens importants » du même acabit parmi sa génération : Omar Carlier, Abdelmadjid Merdaci, Hassan Remaoun et Gilbert Meynier. Par ailleurs, il se dit « satisfait » du travail qu’accomplissent certains de ses anciens étudiants, entre autres Tramor Quemeneur, Naïma Yahi et Malika Rahal, qu’il nous conseille de lire.
Très dur d’être historien de la guerre d’Algérie
Alors qu’il a toujours été soutenu par la gauche française et une partie des acteurs du mouvement nationaliste algérien, Benjamin Stora a « beaucoup souffert, ces dernières années, des attaques violentes et régulières d’extrémistes français et algériens ». Ce que peu de gens savent, d’après lui, c’est que l’émergence d’importants clivage et sensibilité concernant l’écriture de l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ne se situe pas durant les premières années de l’indépendance algérienne, mais plutôt au début des années 1990, pendant la période de la « décennie noire ». Il estime qu’avec l’exil de nombreux Algériens en France fuyant la « guerre civile » et le regain de la psychose des attentats terroristes, « le souvenir de l’Algérie est remonté d’une manière très forte dans la société française à ce moment-là, mais pour des mauvaises raisons : immigration, terrorisme, islamisme, racisme, etc. ».
Or, jusqu’ici, dit-il, le nombre d’historiens bien identifiés comme étant spécialistes de l’Algérie étaient rares. Ce qui l’a exposé médiatiquement plus que ses collègues, en sachant qu’il avait déjà à son compte plusieurs publications et œuvres cinématographiques autour de la colonisation, la guerre d’indépendance, l’immigration algérienne et la mémoire. Il a découvert à ses dépens que « des fractions des sociétés française et algérienne demeurent très nuisibles, archaïques et fermées dans une époque révolue, celle de la colonisation ».
Il distingue, à ce propos, deux grandes phases qui ont marqué sa carrière. La première va de 1974 à 1991, « elle était facile et sereine, caractérisée par une certaine excitation et une sorte d’inconscience des enjeux politiques ». La seconde a commencé à partir de 1992, parallèlement au basculement connu en Algérie à cause du terrorisme islamiste, « c’est à cette époque que le rapport avec l’Algérie a recommencé d’être compliqué pour tout le monde ici en France. Il y avait un soudain réveil de sentiments et de ressentiments endormis depuis la fin de la guerre, exacerbés par la montée de l’extrême-droite ». À partir de là, il a eu l’impression qu’« aucun de [ses] travaux n’était consensuel » et qu’il était personnellement « mal vu des deux côtés ».
Il a vécu près de 30 ans de critiques, d’accusations de tout genre et, parfois, d’attaques antisémites. C’était tellement difficile pour lui par moments, surtout après le décès de sa fille à peine âgée de 12 ans d’un cancer, qu’il a préféré s’exiler pendant six ans à partir de la fin des années 1990, d’abord au Viêtnam et ensuite au Maroc. Il a même essayé de changer son objet d’étude en s’intéressant à la guerre d’Indochine. En Vain ! L’Algérie ne l’a jamais lâché et le rattrape à chaque fois qu’il essaye de s’en éloigner. « Même en étant à l’étranger, on n’arrêtait pas de me solliciter exclusivement pour des interventions ou des projets autour de l’Algérie. Je ne pouvais pas m’en échapper », martèle-t-il tout souriant.

Celui qui souffle aux oreilles des chefs d’Etat français !
Benjamin Stora est connu pour être l’un des rares chercheurs universitaires, de surcroît un historien spécialiste de l’Algérie, à avoir rencontré tous les présidents français depuis les années 1980. « Cela a créé un fantasme chez de nombreuses personnes, ironise-t-il, qui croient que je détiens des secrets d’Etat, alors que c’est complètement faux ». Et, « contrairement à la légende », ce n’est pas lui qui contacte les chefs de l’Etat, ce sont eux qui le font « quand ils ont besoin de conseils sur les relations franco-algériennes ».
C’est une sorte de tradition chez les locataires de l’Élysée, qui remonte à 1984. Cette année-là, François Mitterrand a demandé à le voir pour la première fois. Les deux hommes continuèrent à se rencontrer régulièrement jusqu’à 1994, dont quatre fois en tête-à-tête. « Il me parlait toujours de ses rapports avec l’Algérie, insistant sur son amour pour ce pays et le respect qu’il vouait aux Algériens. Il m’a souvent demandé comment il pouvait m’aider dans mon travail. J’ai senti chez lui une volonté de se débarrasser de l’étiquette de ‘‘pro Algérie française’’ à cause de ses positions controversées en tant que ministre pendant la guerre », relate l’auteur de l’Histoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1992).
Rentré de son exil en 2002, Jacques Chirac l’invite à participer à la préparation de l’Année de l’Algérie en France de 2003. « Quand je l’ai rencontré dans ce cadre, souligne-t-il, il a fait preuve d’une bonne volonté pour bien faire les choses et avancer sur les dossiers algériens, y compris le traité d’amitié. Nos rapports étaient donc plus utilitaires ». Cependant, tout a été sabordé par la loi du 23 février 2005 portant sur « le rôle positif de la colonisation ». Stora défend néanmoins le président Chirac : « À sa décharge, il n’était pour rien dans cette affaire et il était furieux contre une partie de son entourage politique qui a défendu ce projet de loi pour attirer l’électorat pied-noir ».
Sa relation avec Nicolas Sarkozy a été « la plus difficile de toutes ». Le successeur de Chirac n’a pris attache avec l’historien qu’en 2009, deux ans après sa visite en Algérie de 2007, pour laquelle le natif de Constantine n’a été « ni consulté, ni convié ». Il faut dire que ce dernier avait publiquement soutenu la candidature de Ségolène Royal lors de l’élection présentielle. « Je l’ai rencontré dans ses appartements privés pendant deux heures. J’avoue que j’étais déçu car il n’arrêtait pas de parler, surtout de lui-même et du fait que son histoire personnelle n’avait rien à voir avec l’Algérie. Franchement, notre rencontre n’avait aucun intérêt », a-t-il confessé.
Avec l’élection de François Hollande en 2012, il avait eu de « grands espoirs d’obtenir de lui de gestes symboliques forts ». Les deux « camarades » se connaissent très bien au sein du Parti socialiste, auquel Stora a adhéré entre 1985 et 1988. Ce dernier déplore que le président Hollande, qu’il a rencontré maintes fois, « n’a pas honoré toutes ses promesses. Pourtant, on a commencé à travailler ensemble sur de bonnes bases avec le discours qu’il a prononcé devant le parlement algérien, en décembre 2012, que j’ai aidé à écrire et qui condamnait clairement le système colonial ».
L’Algérie, Macron et le rapport Stora
Pour le professeur Stora, « le problème pour les présidents français quand il s’agit de l’Algérie, ce sont les blocages et les résistances internes à l’Élysée et au gouvernement, en raison du clientélisme électoral et de considérations franco-françaises ». Emmanuel Macron ne déroge pas à la règle « malgré sa grande volonté et les étapes énormes qu’il a permis de franchir, avant même son élection en déclarant, à Alger, que la colonisation était un crime contre l’humanité ». Il est souvent obligé de « trouver des compromis » pour contourner les pressions d’une partie de la droite et de l’extrême-droite ainsi que de certaines associations desquelles elles sont proches.
Il a par exemple fait marche arrière concernant la panthéonisation de l’avocate Gisèle Halimi, recommandée par Benjamin Stora lui-même. Et pour cause la militante féministe et anticolonialiste a été l’une des avocates du FLN, et singulièrement de la célèbre résistante algérienne Djamila Boupacha. À la place, le président français a présidé un hommage national organisé au Palais de justice de Paris, le 8 mars 2023. « Il m’avait donné son accord au début. Mais quand il m’a proposé l’alternative du discours au Palais de justice, j’ai quand même accepté. Le principe qui me guide est simple : tout pas vers l’avant vaut mieux que mille promesses, je prends. C’est mieux que le silence et le statu quo », affirme-t-il.
Toutefois, l’histoire retiendra que le président Macron est « celui qui a fait le plus pour avancer concrètement sur le dossier mémoriel », qui empoisonne les relations bilatérales franco-algériennes et les empêchent de se normaliser. « Il s’y intéresse au moins depuis 2014, alors qu’il était ministre de l’Économie. Je l’ai rencontré à cette période et il montrait déjà un grand intérêt pour trouver des solutions concrètes. Dès le début de sa campagne électorale, en 2016, il m’a recontacté pour discuter de ce qu’il pouvait faire. Rapidement après son élection, en 2017, il a tenu ses promesses. C’est le président qui m’a écouté le plus et qui, à mon avis, a le plus respecté ses engagements », reconnaît volontiers l’historien.
L’action inaugurale forte de la stratégie macroniste inspirée par Stora, dont la devise est « chaque geste compte, chaque petit pas compte », a été la reconnaissance, le 13 septembre 2018, du caractère de crime d’Etat dans l’affaire de l’assassinat de Maurice Audin par l’armée française, en 1957. Depuis, l’intellectuel le plus prolifique autour de l’histoire commune de la France et de l’Algérie a proposé d’autres idées de reconnaissance au président Macron, qui lui confia, en 2020, « la mission de rédiger un rapport recensant toutes les actions qu’il juge nécessaires de mener par l’Etat français par rapport à son passé colonial, en touchant toutes les communautés concernées ». Le « rapport Stora » a été remis le 20 janvier 2021.
Suivant l’une des recommandations du document, Macron a reconnu, le 2 mars 2021, la responsabilité de l’Etat français dans la torture et l’assassinat de l’avocat et militant nationaliste algérien, Ali Boumendjel, en mars 1957 lors de la bataille d’Alger, et « il a demandé pardon au nom de la France à ses petits-enfants ». Stora était ami avec Sami Boumendjel, l’un des enfants de maître Boumendjel, et il lui a fait « la promesse de reconnaissance de l’assassinat de son père. Il est hélas décédé quelques mois avant ce geste ». Macron a voulu faire la même chose pour le chef historique Larbi Ben M’hidi, torturé et exécuté en détention sous les ordres de Paul Aussaresses, au début de mars 1957, mais cela n’a pas été possible à cause du refus de sa famille. Sur cette cruelle question de la torture, l’historien a fait son mea-culpa concernant l’implication de Jean-Marie Le Pen. « Je voudrais souligner que dans une émission de radio (France Inter, ndlr), j’ai sous-estimé le rôle de Le Pen dans la pratique de la torture, en insistant surtout sur la responsabilité politique de l’Etat français. C’est une erreur, Le Pen a bien pratiqué la torture en Algérie », a-t-il simplement reconnu.
Les propositions du rapport Stora recommandent à l’Etat français de poursuivre le travail mémoriel avec des actes forts en ce qui concerne, entre autres, les disparus, les essais nucléaires, les archives, mais également les cimetières non musulmans en Algérie, les harkis, etc.

Quels liens de Stora avec l’Algérie officielle ?
Il est non sans importance de préciser que Benjamin Stora est, de loin, l’historien français le plus connu et le plus lu en Algérie. Autant dire que son travail est scruté de près par les médias et les universitaires du pays depuis des décennies. « J’en suis conscient ! C’est pourquoi, j’ai toujours fait mon travail en toute honnêteté et neutralité, sans prendre le côté de personne car ce n’est pas mon rôle. Et je tiens à réaffirmer que je n’ai jamais voulu écrire l’histoire algérienne à la place des Algériens. Ce n’était pas mon objectif », rappelle-t-il.
Comme en France, Stora a pu établir de « bonnes relations » avec les chefs d’Etat algériens, à commencer par le président Chadli Bendjedid qui lui « a demandé de l’aider dans l’écriture de ses mémoires », un projet qui n’a pas abouti. En effet, entre 1983 et 1991, le fils perdu de l’Algérie, qui n’a « pas songé à demander la nationalité algérienne », a fait plusieurs séjours dans son pays natal, professionnels et personnels. Après la vraie-fausse rupture de la décennie 1990, il y est revenu par la grande porte grâce à ses « bonnes relations » avec Abdelaziz Bouteflika. « Il me parlait beaucoup d’histoire, évoquant surtout tous les envahisseurs de l’Algérie depuis l’antiquité jusqu’à la colonisation française. Il maîtrisait très bien les enjeux des relations franco-algériennes depuis l’indépendance », a-t-il attesté. Et d’enchaîner : « Le président Bouteflika croyait vraiment au traité d’amitié franco-algérien initié en 2003 avant que tout soit capoté par la loi de février 2005. Lui et le président Chirac, ainsi que les diplomaties des deux pays, ont été profondément désolés car on était à deux doigts de le signer ».
Dans le cadre du travail sur son rapport, l’historien a établi également une « relation de confiance » avec le président Abdelmadjid Tebboune, qui l’a d’ailleurs convié aux premières loges de la parade militaire organisée à Alger, le 5 juillet 2022, à l’occasion de la célébration du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. « J’ai longuement discuté avec lui à cette occasion. Ça se voyait qu’il a bien préparé le dossier. Il a soutenu plusieurs points que j’ai proposés sur la mémoire, et il a suggéré notamment l’idée de la création de la commission mixte des historiens. Il a évoqué, en outre, les crimes coloniaux en insistant beaucoup sur les massacres commis lors de la pénétration coloniale au 19e siècle. Pour lui la guerre était la fin d’une histoire, celle de la colonisation. Il a cité tout ce qui a été fait, région par région. Il semblait vouloir dire qu’il fallait que ces crimes soient reconnus par la France car tout le reste découle de ça », déduit-il.
Notre hôte dit tenir beaucoup à préserver ces bonnes relations avec ses pairs en Algérie et les hauts responsables du pays afin de « continuer à solder le contentieux franco-algérien, dossier par dossier ». Il s’est montré particulièrement agacé par une certaine presse en France qui disait que les Algériens l’ont « abandonné » et donc « il ne représente plus rien ». Cette rumeur serait née des attaques menées par quelques médias algériens contre Stora, lors de la publication de son rapport, en l’accusant d’être contre les excuses de la France pour son passé colonial. Le concerné a balayé tout ça d’un revers de main en assurant qu’il a « toujours la confiance des Algériens » et en se défendant au sujet de ladite accusation : « Je ne suis pas opposé aux excuses dans l’absolu, même si je crois qu’elles ne suffiront pas de toute façon. C’est pour ça que je suis plus favorable à la politique de reconnaissance de l’Etat à petits pas, sur des dossiers concrets ».

Après la retraite, le temps des mémoires
Malade, et « fatigué par les polémiques stériles et les attaques idéologiques violentes », Benjamin Stora a décidé de prendre du recul vis-à-vis de ses missions et engagements publics pour se concentrer sur l’écriture de ses mémoires, dont le deuxième volume a été publié en septembre dernier : L’Arrivée (Tallandier, 2023), une suite de : Les Clés retrouvées (Stock, 2015). « Chaque coup m’a blessé. Et à mon âge, je n’ai plus la force de subir. C’est, paradoxalement, une motivation pour écrire mes mémoires car mes souvenirs, que je croyais disparus, ont été ravivés », a-t-il admis.
Ayant déjà pris sa retraite universitaire en 2018, il a quitté la présidence du Conseil d’orientation du Musée de l’Histoire de l’immigration en 2020. De plus, même s’il reste membre de la commission mixte franco-algérienne d’historiens, créée en 2022 selon sa recommandation et qui porte parfois son nom, il a passé le relais pour sa coordination côté français à Tramor Quemeneur, nommé à l’Élysée, en juin 2023, comme Directeur de projet, chargé des questions mémorielles sur la colonisation et la guerre d’Algérie. « Je tiens énormément à cette commission, même si je ne suis plus dans l’opérationnel. C’est une preuve que les deux Etats ont la bonne volonté de travailler ensemble sur une période aussi cruciale. C’est un grand atout selon moi, qu’il ne faut pas lâcher », conseille-t-il, avant de répondre à ceux qui remettent en cause l’utilité et la pertinence d’une telle commission : « L’idée n’est pas d’écrire ou de réécrire une histoire commune, mais de partager les expériences et de faire évoluer toutes les questions liées à la mémoire, comme les archives par exemple. On a besoin d’échanger, de confronter les points de vue, de mettre en parallèle les savoirs académiques et de faire des bilans d’étapes ».
Tout en exprimant sa fierté de l’engagement pour le rapprochement entre les deux pays, il a réaffirmé n’être jamais sorti de son métier d’historien. « Cela n’a jamais impacté ma liberté de chercheur et mon honnêteté intellectuelle. Mes écrits sont là pour le prouver », a-t-il lancé. Il assume entièrement son parcours d’intellectuel engagé et garde espoir que ses préconisations seront toutes prises en compte, au fur et à mesure, à l’instar du relancement de la création du Musée de l’Histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier, la réparation des victimes algériennes des essais nucléaires, etc.
Il veut assister au maximum d’acquis de son vivant, lui qui a un rapport particulier avec la mort dès la trentaine. Il se souvient d’une anecdote touchante : « Il faut savoir que mes parents m’ont donné mon prénom par rapport à mon grand-père maternel et mon grand-père paternel qui s’appelaient tous les deux Benjamin. En 1983, quand je me suis rendu pour la première fois à Constantine après l’indépendance, j’ai visité le cimetière familial et je suis tombé nez-à-nez avec la tombe de Benjamin Stora. C’était un sentiment très particulier, un choc de voir sa propre tombe quelque part ! En plus en terre algérienne ». Une prémonition ?
En tout cas, il a eu le temps de refaire de beaux souvenirs familiaux en Algérie, y compris avec son fils. Ils lui ont fait oublier un tant soit peu la tragédie de son enfance. Il a même visité Khenchela, en 2004. C’est la ville qui lui « a donné le goût du cinéma ». Il a passé une grande partie des vacances d’été de son enfance dans le Cinéma de Khenchela, qui appartenait à son grand-père Benjamin Stora. Il a pu aussi revoir la plage Stora (dans le golfe de Skikda), dont le nom amusait toute la famille.

Réunions de la commission mixte d’historiens en janvier et mars 2024
Créée en août 2022, dans le cadre de la signature de la « Déclaration d’Alger » par les présidents algérien, Abdelmadjid Tebboune, et français, Emmanuel Macron, la commission mixte « Histoire et Mémoire » vise à insuffler un cadre apaisé de dialogue autour de la mémoire de la colonisation française et de la guerre d’Algérie. Après des débuts assez laborieux, avec deux premières sessions de travail sans annonces notables (visioconférence au mois d’avril 2023 et rencontre à Paris en juin 2023), les membres de ladite commission franco-algérienne ont tenu une troisième réunion à Constantine, le 22 novembre dernier, qui a abouti à un document historique de onze propositions adressées aux deux chefs d’Etats. Signé par les co-présidents de la commission, Mohammed Lahcen Zeghidi, du côté algérien, et Benjamin Stora, du côté français, le programme d’actions communes a été symboliquement baptisé par ses auteurs « accords de Constantine » (voir le texte intégral reproduit par France Algérie Actualité). La feuille de route propose, entre autres, la poursuite de la coopération en matière de recherche historiographique et de l’organisation de colloques thématiques en lien avec la période coloniale. Mais elle recommande surtout la restitution de l’épée et du burnous de l’émir Abdelkader. Les signataires, pour continuer sur leur lancée, prévoient une 4e réunion en France, au cours de ce mois de janvier 2024, et une 5e en Algérie, au mois de mars 2024. « Il y aura désormais régulièrement des séances de suivi de l’avancée des projets déjà actés et de réflexion autour de nouvelles initiatives à mettre en place. Nous comptons les organiser alternativement entre les deux pays et dans différentes villes », nous confia Stora, de retour de sa ville natale. L’historien grâce à qui ce processus a été enclenché, après son rapport de janvier 2021, promet de peser de tout son poids pour « doter la commission des moyens nécessaires, humains et financiers, qui lui permettront de travailler jusqu’à solder entièrement le contentieux mémoriel entre la France et l’Algérie ».
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