« Le système colonial français en Algérie a été particulièrement brutal » (Madjid Benchikh, professeur émérite de droit)

Madjid Benchikh portrait photo

Madjid Benchikh est ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger et professeur émérite de l’Université de Cergy-Pontoise, où il a été directeur de l’École doctorale de droit et sciences humaines. Né en 1937 à Ath Adella, en Kabylie, il a parcouru l’Algérie et bien d’autres pays en suivant son « Chemin de vie », pour reprendre le titre de ses mémoires publiés chez Koukou éditions (Alger, 2023), qui a été marqué par des phases parfois parsemées de dangers et d’embûches. Conscient de sa condition de colonisé très jeune, il voulait s’en affranchir par le biais des études. Mais il sera également acteur de la guerre d’Algérie en participant à diverses activités, y compris des actions de sabotage, organisées par le FLN-ALN (Front de libération nationale-Armée de libération nationale), comme il l’évoque dans son livre autobiographique. Il y raconte aussi sa participation au combat démocratique en Algérie après l’indépendance, particulièrement à partir de 1988. Il sera élu député sous l’étiquette FFS (Front des forces socialistes) lors des élections législatives annulées de décembre 1991. Par ailleurs, il a coordonné la création d’Amnesty international Algérie, en 1990, dont il a été le premier président. Son cap demeure toujours la défense de l’émancipation citoyenne dans les libertés et le respect des droits humains à travers ses publications et ses communications dans de nombreux pays. Entretien.

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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui

En parlant de « Chemin de vie », pouvez-vous résumer pour le lecteur votre parcours depuis la Kabylie jusqu’à Paris, en passant par Alger ?

J’y relate ce que j’ai fait et ce que j’ai ressenti depuis l’école primaire, c’est-à-dire depuis 1945, jusqu’à maintenant. Comme souvent dans les livres de mémoires, j’ai suivi un ordre chronologique. Il se trouve que ces étapes correspondent à des lieux, des périodes, des engagements et des activités différentes. De Ath Adela, au pied du Djurdjura, jusqu’à Alger ou Paris, en passant par Biskra, Constantine ou Boufarik, et parfois Rome ou New York, il s’agit toujours et partout de l’histoire de mes engagements, d’abord, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, ensuite, pour les libertés démocratiques et les droits humains qui sont, d’après moi, une suite logique et nécessaire du droit des peuples.

Comment avez-vous vécu le système colonial en tant que jeune « indigène » refusant tôt sa condition de colonisé ?

Dans mon village, dans la région de mon enfance et dans ma famille, le système colonial est vécu par tous comme la cause première des malheurs du peuple et de chacun d’entre nous. C’était ce que je pensais quand j’étais jeune. Mais évidemment la vie nous montre que même si cela est vrai les choses sont plus compliquées. On l’apprend en restant fidèle à ses engagements et en entrant dans les luttes pour la liberté.

De quelle manière avez-vous participé à la guerre d’indépendance algérienne ?

Jusqu’à ce que j’écrive ce livre, je ne parlais pas des moments d’engagement dans la lutte de libération nationale. C’est le cas pour bien d’autres personnes. Pour répondre à votre question, il faudra lire certains passages de ce livre où j’ai décrit l’essentiel de ce que j’ai fait. Pour résumer disons que j’ai essayé d’aider la lutte pour la libération là où je me suis retrouvé et là où les circonstances l’ont permis, en Kabylie, à Biskra, à Alger ou à Grenoble. Je relate aussi qu’il y a eu des moments où j’étais complètement coupé du FLN/ALN. 

Avec le recul, en tant que professeur de droit international, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans le système colonial français ?

Tout système colonial est par définition un crime durable contre les peuples dont il annihile le développement, la culture et la civilisation. Le système colonial français en Algérie a été particulièrement brutal et inhumain en décrétant que l’Algérie est française et en organisant une colonisation de peuplement. Toutes ces politiques ont conduit à la dépossession et à la déculturation des Algériennes et des Algériens. Il fallait dès lors une révolution forte pour y mettre fin et cela laisse des traces durables.

Mémoires de Pr Madjid Benchikh (Chemin de vie, Koukou éditions, Alger, 2023).
Mémoires de Pr Madjid Benchikh (Chemin de vie, Koukou éditions, Alger, 2023).

 

Pensez-vous que votre expérience antérieure a eu des implications sur votre engagement politique en faveur de la démocratie en Algérie ?

Pour moi le combat pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est inachevé s’il n’aboutit pas à l’exercice des libertés démocratiques et à la jouissance des droits humains. C’est donc tout naturellement que je me suis engagé dans cette direction, à partir de 1988. L’expérience antérieure compte mais elle doit être reliée à des convictions, à l’observation des faits et à l’analyse critique.

Vous étiez l’un des compagnons de route de Hocine Aït Ahmed, comment lui et d’autres leaders historiques conciliaient-ils leur passé révolutionnaire et leur posture partisane dans la période postindépendance ?

Je dis plus simplement que j’étais proche de Hocine Aït Ahmed et donc j’ai analysé et travaillé avec lui notamment sur la situation politique, économique et sociale de l’Algérie. Nous avions des analyses assez proches en ce qui concerne les systèmes politiques autoritaires. Il était l’un des rares hommes politiques algériens à mettre au centre de sa réflexion politique la défense des droits humains, à voir la dimension universelle des droits humains et à dénoncer leur manipulation. Il a écrit sa thèse de doctorat en droit sur les droits de l’Homme en Afrique, sur ce qu’il appelle « l’afro-fascisme ». C’est tout cela qui l’a emmené à me demander d’être à ses côtés lors des grandes manifestations qu’il a organisées en Algérie.

Je ne pense pas qu’il y ait une contradiction entre le fait d’être engagé, même pour un leader historique, dans le mouvement de libération nationale, et l’engagement comme leader d’un parti politique de droite ou de gauche. Le FLN et l’ALN conduisaient la lutte pour l’indépendance nationale sans définir de manière élaborée la nature de l’Etat, autrement que par les termes très généraux d’« Etat démocratique et social ». De ce point de vue, il ne faut pas confondre le FLN algérien et le FNL Vietnamien dont la référence était le marxisme-léninisme.

Vos engagements militants ont-ils influencé votre vision et enseignements du droit en Algérie puis en France ?

J’explique dans le livre comment j’ai conçu mes enseignements et comment je les ai conduits quel que soit le pays où j’ai été emmené à enseigner. Pour moi, il faut donner aux étudiants les instruments qui leur permettent de choisir leurs visions et leurs propres idées. Je leur présente donc les conceptions et les courants dominants mais aussi ma critique de ces courants. Même quand j’expose mes idées dans une conférence publique, en dehors de l’université, j’indique les idées principales de mes contradicteurs. Ceci étant, il faut bien voir que personne n’est jamais neutre même lorsqu’on croit l’être en ne s’engageant pas.

Pensez-vous que le dialogue entre l’activisme et le droit est important pour la progression démocratique dans le monde ?

Je ne vois pas les choses de cette façon. Je ne parlerai pas d’activisme surtout dans l’enseignement à l’université. Moi je développe ce que l’on appelle une analyse critique. J’en parle assez longuement dans Chemin de vie. Ce n’est pas pour rien que j’ai participé avec Saïd Chikhi, à la fondation de la revue algérienne Naqd, qui est une revue d’analyses critiques que dirige actuellement Daho Djerbal. Tous les livres que j’ai publié sont dans ce sens. L’analyse critique signifie que les théories, les règles et principes ne sont pas suspendues dans le vide, loin des pratiques et des réalités. Clairement ma conception pour analyser une situation ou un système signifie qu’il faut rendre compte du réel sans se prosterner devant le rapport de force que cette réalité indique.

Y a-t-il un ou des messages clés que vous espérez que les lecteurs reprendront de votre ouvrage ?

Les proches qui m’ont incité à écrire ces mémoires souhaitaient que je résume ce que j’ai vécu pour que ceux qui n’ont pas vécu les mêmes événements dans les conditions où je les ai vécus, intègrent, s’il y a lieu, les éléments qui leur semblent utiles à leurs activités ou à leurs luttes pour la liberté ou pour leur propre conduite. Je ne pense pas que les expériences passées puissent être reproduites. Je cite dans le livre le philosophe grec Héraclite qui disait : « On ne se baigne jamais dans le même fleuve. L’instant où je parle est déjà loin de moi », pour souligner les changements qui affectent l’espace et le temps. On ne peut pas, par exemple, refaire le FLN/ALN ou le Congrès de la Soummam. Je dirai seulement qu’il convient de travailler sérieusement pour réussir ce que l’on entreprend. Mais la réussite personnelle prend plus de valeur si elle apporte quelque chose de positif à son peuple et si elle reste proche de tout ce qui se déroule dans son pays.

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