L’armée du compte de Bourmont débarque à Alger, le 14 juin 1830, trois ans après l’affaire du « coup d’éventail » quand, le 30 avril 1827, Hussein Dey aurait giflé le consul Pierre Deval avec son chasse- mouches. Officiellement, il mène, sous les ordres du roi Charles X, une expédition punitive contre la régence algéroise pour « sauver l’honneur de la France ». Mon œil ! Cette agression injuste pour une raison fallacieuse, comme l’Occident sait bien en produire pour justifier ses guerres, a conduit à 132 ans de tragédie coloniale imposée au peuple algérien, naviguant entre mythes assimilationnistes et crimes coloniaux. De ce fait, la guerre d’Algérie n’a été, en réalité, qu’une échéance maintes fois reportée, avec une issue inévitable. Elle a été la conséquence d’un processus infernal, celui de la colonisation, que nous analysons présentement en tentant de répondre exhaustivement à cinq questions pragmatiques.
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L’époque de la propagande coloniale révolue, les historiens, de France, d’Algérie et d’ailleurs, ont rétabli la vérité sur les réelles motivations qui ont conduit le régime de la Seconde Restauration à envahir les territoires algériens. Dans une monarchie vacillante, le roi Charles X accéda au trône en septembre 1824. Adepte de l’« ultracisme », il va détricoter méthodiquement les derniers acquis de la Révolution française de 1789. Dès 1825, il rétablit la censure, le crime de sacrilège et, officieusement, les liens entre l’église et l’Etat. Il a même réhabilité et réparé les royalistes « spoliés » durant la révolution. Il enchaînera, jusqu’à la fin de 1827, les décisions ultraroyalistes qui provoquèrent l’ire d’une bonne partie du peuple français et les députés de l’opposition libérale. C’est dans ce contexte qu’il décida d’attaquer la Régence d’Alger.
1- Pourquoi la France a-t-elle colonisé l’Algérie ?
Acculé par d’interminables frondes politiques, au sein même du gouvernement, le dernier Bourbon tente une approche d’ouverture entre janvier 1828 et juin 1830. Au-delà de lever la censure et d’autres restrictions des libertés, sans parler de faire des concessions aux « libéraux », il lui fallait un nouveau récit « patriotique » pour rassembler autour de lui un royaume au bout de l’explosion. Quoi de mieux pour y arriver qu’une politique étrangère qui rendra à la France sa gloire d’antan et son prestige international ?
Lui, le catholique pieux, trouva une occasion miraculeuse pour atteindre ses fins. L’Empire ottoman, également centre du califat islamique, est en chute libre depuis le 20 octobre 1827, date de la bataille de Navarin, où sa flotte a été littéralement déchiquetée par une coalition navale franco-russo-britannique. À vouloir garder la Grèce, coûte que coûte, la Sublime Porte a été brisée. La Régence d’Alger, autrement dit l’Algérie d’avant colonisation (Dar Es-Soltan, beylik du Titteri, beylik de l’Est et beylik de l’Ouest), dont la flotte a pris part aux hostilités, sera appelée bientôt à payer les pots cassés.
En ligne de mire du ministère de la Guerre depuis des décennies à cause des activités de piraterie en mer Méditerranée menées par les corsaires barbaresques, qui l’avaient élue comme leur principale base arrière, la ville d’Alger devint quasiment sans défense, alors qu’elle avait été déjà fragilisée auparavant par la décadence bien entamée des dynasties ottomanes. Sa marine n’impressionnait plus personne. Les Français le savaient très bien puisque leurs espions cartographiaient, depuis des années, les ports et les fortifications algéroises. C’est pourquoi, prétextant l’incident diplomatique avec Deval considéré comme un « affront », Charles X s’est permis, dès juin 1827, d’ordonner un blocus maritime contre la régence. Bien que politiquement et militairement inefficace, n’arrivant même pas à empêcher les forces algéroises de participer aux derniers barouds d’honneur du Grand Turc en tant que « roi de la Méditerranée », il se poursuivra jusqu’au début de la conquête de l’Algérie. Dans ce laps de temps, la France n’a jamais abandonné l’idée d’un débarquement et de la prise d’Alger, et plus si affinités ! De nombreuses missions de reconnaissance ont été menées et de stratégies de guerre étudiées, y compris un vieux plan d’expédition pensé par Napoléon Bonaparte, au début des années 1800, qui sera déterré en 1828. L’option d’une invasion terrestre est finalement actée en mars 1830.
Hormis le prétexte « romantique » de vouloir mettre un terme aux « affronts » répétitifs d’Alger, dans des situations souvent recherchées et provoquées par la partie française, le vrai but d’une telle entreprise était triple. Premièrement, sur le plan de la politique interne, il fallait faire oublier la crise de gouvernance, qui perdurait depuis une décennie, et apporter une réponse à l’opposition, qui trouvait dans l’échec du blocus sur d’Alger une raison supplémentaire de s’attaquer frontalement au roi à chaque session parlementaire. Deuxièmement, sur le plan des Affaires étrangères, avec l’effritement de l’Empire ottoman, la France voulait contrer les ambitions anglaises à l’ouest de la Méditerranée et russes à l’est. Troisièmement, sur le plan économique, la relative bonne santé de l’économie française exigeait une navigation sécurisée sur les côtes nord-africaines afin de pouvoir développer le commerce extérieur et y installer de nouveaux comptoirs français, mission systématiquement empêchée jusque-là par les navires algériens. Cerise sur le gâteau, au même titre que les capitales des beyliks (Médéa, Constantine et Oran), la citadelle d’Alger et ses régions voisines étaient de véritables cavernes d’Ali Baba, désormais à portée de main car « sans gardiens ». Et là, on ne parle pas seulement d’or et de pierres précieuses, mais aussi de matières premières, de terres fertiles et de produits agricoles, dont la qualité défiait toute concurrence sur le marché mondial.
Au lieu de rembourser les quelques trois millions de francs, de l’époque, qui restaient d’une dette remontant à la fin des années 1790, objet principal de la discorde entre Alger et Paris de 1819 à 1830, Charles X a décidé de tout prendre à ceux qui ont sauvé le peuple révolutionnaire français de la famine que lui imposa l’Europe monarchique. S’il faut encore une preuve que toute l’histoire tissée autour du problème de remboursement dudit prêt était une excuse grotesque, fomentée pour légitimer l’hostilité qui en découlera envers les intérêts algériens, le coût de l’expédition contre Alger a été évalué à une trentaine de millions de francs !
Ironie du sort, privé du soutien et de la protection de son ministre de la Guerre, le compte de Bourmont, pris par les sanglantes batailles de conquête en terre algérienne, l’ultime monarque de la Maison de Bourbon est renversé par la « révolution de Juillet » et abdiqua le 2 août 1830. Tout ça pour ça.
2- Quels sont les plus importants mouvements de résistance algériens contre la colonisation française ?
Le débarquement de Sidi-Ferruch a rapidement atteint ses objectifs stratégiques : défaire les défenses d’Alger et prendre la ville. Malgré ses tentatives de repousser les assaillants, l’armée algérienne, mal organisée, a été mise en déroute au bout de vingt jours seulement par le corps expéditionnaire français, mieux préparé. La capitulation a été actée par Hussein Dey, le 5 juillet 1830. Si ce dernier a déposé les armes, en contrepartie d’un exil doré pour lui, sa famille et ses proches parmi la noblesse d’origine turque, la majeure partie des chefs algériens refuse la reddition. Dès le mois de juillet, une coalition de tribus kabyles, frontalières de la citadelle de la Casbah, se constitua pour poursuivre la résistance. À l’est, Ahmed Bey mènera une farouche épopée défensive à Constantine, jusqu’à sa prise en 1837. Nonobstant la perte de sa capitale, il s’engage dans des combats sporadiques, durant près de dix ans, dans les régions formant son beylik déchu.
Dans l’Oranie, les troupes coloniales ont, sans grande difficultés, neutralisé le port de Mers El Kébir (décembre 1830) et pris Oran (janvier 1831). Cela dit, c’était loin d’être la fin de la résistance dans cette région. L’émir Abdelkader, auquel les chefs des tribus de l’ouest prêtèrent allégeance en tant que « commandeur des croyants » en novembre 1832, rendit la vie dure aux généraux de la conquête pendant 15 ans. Bon stratège militaire, il a même réussi l’exploit d’ériger les fondations de l’Etat algérien moderne, englobant la quasi-totalité des beyliks de l’Ouest et du Titteri ainsi que certaines villes aux environs d’Alger. Ces frontières ont été reconnues par la France, gardant toutefois la « souveraineté » en Algérie, à travers le Traité de la Tafna, du 30 mai 1837, signé par le jeune chef d’Etat et le général Thomas Bugeaud. Néanmoins, la guerre reprit en 1839 et se termina en 1847 par la défaite et la reddition de l’émir. Cette année fut dure pour les résistants algériens, puisque Cheikh Boumaza, menant la révolte du Dahra à partir de 1845, a été également vaincu.
Pendant ce temps, la Kabylie a encore de la ressource pour combattre la France : soulèvement de Cherif Boubaghla (1850-1854), la résistance de Lalla Fadhma N’Soumer (1854-1857) et l’insurrection de 1871 ou la révolte d’El Mokrani (1871-1872). Cette dernière a été une offensive d’une ampleur sans précédent des tribus berbères du nord-centre algérien, insoumises depuis 1830. Malgré plusieurs victoires, l’armée française a finalement repris le dessus et mis un terme à cette révolte en quelques mois. Utilisant jusque-là des méthodes de guerre plutôt conventionnelles contre les rebellions kabyles successives, couplées à la corruption de certains dignitaires locaux et/ou à des manipulations politiques selon le principe de « diviser pour régner », les troupes coloniales ont fait preuve cette fois-ci d’une violence inouïe pour venir à bout des insurgés : bombardements et incendies des villages, punitions collectives, exécutions sommaires, spoliations des biens et des terres aux familles des combattants, etc. L’objectif a été de dissuader d’autres tribus de rejoindre les combats afin de contenir l’insurrection le plus vite possible. L’issue a été tragique de par la fin de la résistance au nord de l’Algérie, pacifié ainsi pendant près d’un siècle, et la répression qui l’a suivie : peine de mort, exil forcé, déportation, lourd tribut et expropriation des terres. En fait, les généraux de la Troisième République se sont lassés des révoltes populaires aux portes d’Alger qui ne finissaient jamais. En outre, ils avaient peur que la France essuie une autre débâcle humiliante après la perte des régions de l’Alsace et de la Lorraine, annexées par l’Allemagne en mai 1871.
Cette doctrine de la terreur rappelle l’un des premiers crimes de guerre commis par la France en Algérie. N’arrivant pas à prendre le village fortifié de Zaatcha (près de Biskra), capitale d’Ahmed Bouziane qui menait une révolte, en 1849, dans cette région d’oasis, le fort est assiégé dès le mois de juillet et sera pilonné pendant plusieurs mois, durant lesquels des maisons seront rasées, des palmiers déracinés, des récoltes détruites et des troupeaux subtilisés. Après un assaut final « victorieux », le 26 novembre, les forces coloniales décapitent les chefs rebelles capturés, dont Cheikh Bouziane, son fils Hassan et son lieutenant Hadj Si Moussa. D’abord exposées sur des piques au marché de Biskra, leurs têtes seront ensuite expédiées à Paris, avant d’atterrir au Musée de l’Homme. Les trois crânes feront partie des restes de combattants restitués à l’Algérie par la France en juillet 2020. Le sort des autres prisonniers et captifs n’est guère meilleur, ils sont tous massacrés, y compris les femmes et les enfants. Ces horreurs visaient à convaincre les régions du sud à se soumettre sans combattre. Le même carnage a été perpétré lors de la conquête de la ville de Laghouat en décembre 1852. Les exactions se multiplièrent, à huis clos, lors de la conquête des oasis et le Grand Sud, contrôlés par les tribus nomades arabes et les Touaregs. Mais, cela n’a pas empêché la poursuite des insurrections : révolte de Cheikh Bouâmama (1881-1908), révolte des Touaregs du Hoggar avec Cheikh Amoud Ben Mokhtar (1877-1912), etc. La conquête ne sera achevée complètement que dans la 2e décennie du XXe siècle, notamment avec les avantages politiques et militaires de la création des Territoires du Sud en 1902.
3- Que reprochaient les Algériens à la politique coloniale de la France ?
Dès le début de la guerre de conquête, les officiers français usèrent de méthodes peu orthodoxes. En plus de spolier les terres et autres biens familiaux de ceux qui lui avaient fait front au profit des supplétifs et, bientôt, des colons, la cruauté est érigée en arme fatale dégainée à chaque fois que l’expédition « civilisatrice » trébuche un peu trop quelque part ! La brutalité de certains généraux est telle que leurs noms sont devenus, dans l’imaginaire collectif des populations autochtones jusqu’à nos jours, synonymes de monstruosité. Pour ne citer que cet exemple, ayant grandi en Kabylie, nos parents invoquaient « bichou » pour dissuader les enfants de faire des bêtises. Or, il s’agit de la déformation du nom du maréchal Bugeaud. C’est ce même monsieur qui prête toujours son nom à des dizaines de rues et de place publiques en France, y compris à Paris !
Ce conquérant sanguinaire s’est tristement distingué par le massacre de milliers d’Algériens, musulmans et juifs. Se rendant dans la toute nouvelle colonie, d’abord, en tant que général pas très « convaincu » de l’utilité de la conquête absolue (1836-1837) ; il y retourne, plus tard, comme Gouverneur général de l’Algérie (1841-1847) ultra favorable à la colonisation de peuplement. C’est à ce titre qu’il décide de recourir à des tactiques militaires cruelles : enfumades, politique de la terre brûlée, razzias, déplacements de populations, camps de regroupements, etc. Vivement critiqué en France, y compris par des parlementaires et des ministres, après les Enfumades du Dahra, en juin 1845, au cours desquelles les membres de la tribu arabe Ouled Riah qui soutenait la révolte de Boumaza ont été massacrés par asphyxie dans des grottes où ils s’étaient réfugiés, il déclara assumer le non-respect des « règles humanitaires » pour écourter la guerre de « pacification ». Malheureusement pour les colonisés, le « père Bugeaud » n’était pas un cas isolé. D’autres chefs militaires n’avaient rien à lui envier : le général Savary (Massacre d’El Ouffia en 1832), le général Cavaignac (Enfumades des Sbéhas en 1844), etc.
Pour ne rien arranger à la situation des autochtones, musulmans pour l’écrasante majorité, l’église se mêla au projet colonial par le bais de la « croisade algérienne » du cardinal Charles Lavigerie, menée depuis son arrivée à Alger en 1867 jusqu’à sa mort en 1892. Après leurs forteresses et leurs terres, la colonisation cibla leurs valeurs culturelles et cultuelles. Parallèlement, les institutions de l’Etat français en Algérie enchaînent des lois et des règles discriminatoires à leur égard, à commencer par le système éducatif qui instaura la séparation scolaire au grand dam des enfants indigènes, dont une infime minorité uniquement est admise à l’école française. En octobre 1870, le décret Crémieux attribua d’office la citoyenneté française aux Juifs algériens, les séparant ainsi de leurs compatriotes musulmans. Cela a provoqué une importante fissure sociale dans la société algérienne autochtone sur la base d’une hiérarchisation ethnique et religieuse décrétée par les autorités coloniales. Nombreux sont les Algériens musulmans qui n’ont jamais digéré cette « discrimination positive » en faveur des Algériens juifs. Ce qui a provoqué plusieurs actes antisémites, en accusant la communauté juive de « trahison ». La presse coloniale en profitera pour attiser les luttes communautaires et les divisions entre indigènes.
Si les Juifs d’Algérie sont devenus des citoyens français « à part entière », extirpés de leur statut d’« indigènes », ceux qui le sont restés aux yeux de l’administration, autrement dit la quasi-totalité des Musulmans d’Algérie, mis à part l’ultra minorité qui avait renoncé au « statut personnel » et demandé individuellement la nationalité française, subirent le premier lot de réglementations discriminatoires dès 1875. La communauté indigène sera, ensuite, exclusivement soumise à un Code de l’indigénat à partir de 1881. Cette loi a décrété une liste d’infractions, de sanctions et de procédures appliquées aux seuls musulmans, qui subissent en même temps de sévères restrictions de leurs droits civils et politiques. En un demi-siècle de colonisation, ils se retrouvèrent citoyens de 3e zone dans leur propre pays, derrière les colons européens et les indigènes naturalisés français. Cependant, la « mère patrie » leur réservera bientôt une place d’avant-garde : être aux premières lignes de l’armée française durant la Première et la Seconde guerres mondiales. Pour être de la chair à canon, ils sont à jamais les premiers. Quoi qu’il en soit réellement, c’est le sentiment qu’ont eu de nombreux vétérans revenus de l’enfer des tranchées. Selon les chiffres du gouvernement français, datant de 2022, 175 000 soldats algériens « indigènes » auraient participé à la guerre 1914-1918 et 26 000 y auraient été tués, et 150 000 auraient pris part à la guerre 1939-1945 où 16 000 d’entre eux auraient trouvé la mort.
4- Comment le nationalisme algérien a-t-il émergé ?
La violence de la conquête française et le racisme colonial décomplexé qui a marqué la doctrine générale de la politique algérienne de la France ont engendré un profond ressentiment chez la population musulmane, d’où émergea une jeune élite engagée dans le contexte de la Grande Guerre. Plus haut ont été évoqués les soldats, mais il ne faut surtout pas oublier l’apport d’environ 120 000 à 150 000 ouvriers algériens « indigènes » à l’effort de guerre en métropole. Beaucoup d’entre eux, comme le font leurs « frères de sangs » sur le front, côtoyèrent à l’usine divers profils français et étrangers – venus des colonies des quatre coins du globe –, dont des syndicalistes et des militants de gauche. Ce genre de fréquentations a largement contribué à éveiller leurs sens politiques et curiosités concernant les affaires publiques. Ce serait, ici, injuste de ne pas citer le rôle formateur primordial des syndicats français, à l’instar de la CGT (Confédération générale du travail). Avec un discours prolétarien et égalitaire, les organisations syndicales recrutèrent de nouveaux adhérents parmi les travailleurs musulmans d’Algérie les plus avertis.
Tandis que la presse « indigène » en Algérie, née au début des années 1900, reprend de plus belle après la fin de la guerre et de la censure, les ouvriers algériens en France deviennent dans l’entre-deux-guerres un important vivier de militants non seulement pour les syndicats, mais aussi pour les partis de gauche, à l’image du Parti communiste français (PCF). Raison de plus, plusieurs vétérans algériens de 14-18 sont revenus en France pour travailler à l’usine et dans le bâtiment. Un noyau de militants communistes nord-africains endurcis se forme, dès le début des années 1920, autour des activités du PCF. En plus de quelques Marocains et Tunisiens, il regroupa majoritairement des Algériens, notamment originaires de Kabylie tels qu’Amar Imache, Belkacem Radjef, Si Djilani Mohammed, Salah Bouchafa, etc. Parmi le groupe se trouvait un certain Ahmed Messali Hadj. D’orientation révolutionnaire et prolétarienne, et rapidement nationaliste et indépendantiste, la petite « confrérie » fonda l’association Étoile nord-africaine (ENA), en 1926, à Paris. Messali Hadj est élu président, tandis que l’émir Khaled est désigné président d’honneur. Leader très actif du mouvement Jeunes-Algériens depuis le début des années 1900, le petit-fils de l’émir Abdelkader a participé à plusieurs conférences à Paris. Ses discours, ses écrits et ses actions ont largement influencé les futurs fondateurs de l’ENA par ses écrits et ses actions politiques en faveur du droit du peuple algérien à disposer de lui-même et des droits fondamentaux, civils et politique, tout en prônant le respect des traditions culturelles et religieuses des Algériens.
L’objet officiel de l’ENA est la « défense des intérêts » des travailleurs issus d’Algérie, du Maroc et de la Tunisie. Derrière la toile de fond, l’ENA militait pour l’indépendance des trois pays en un seul bloc (fédération). Ce que Messali revendiquait lors de ses rencontres avec des leaders d’autres organisations, dès 1927, notamment lors du congrès anticolonialiste de Bruxelles. Il s’attaqua aussi, virulemment, à l’indigénat. Les autorités françaises dissolurent l’ENA une première fois, en 1929, puis une deuxième fois, en 1937, en sachant qu’elle avait été reconstituée en 1931. Ayant pris ses distances avec le PCF, qui a lâché financièrement l’ENA en 1828 pour des raisons idéologiques, Messali a opéré un changement notable dans son discours. Dénonçant les célébrations du centenaire de la conquête de l’Algérie, en 1930, il réaffirma publiquement la revendication de l’indépendance du pays. Tout en continuant à revendiquer son appartenance communiste, il donna à la revendication d’autodétermination du peuple algérien un caractère nationaliste extrêmement teinté d’islam et de panarabisme. À en croire plusieurs auteurs, y compris des acteurs du nationalisme algérien, il aurait été inspiré par l’homme politique et écrivain libanais, Chakib Arslan, l’influent idéologue du nationalisme arabo-islamique durant le début des années trente.
Finissant les contours de l’identité politique de son mouvement nationaliste, Messali y ajouta la « dimension populaire », à l’occasion de son discours historique au stade municipal d’Alger, prononcé le 2 août 1936. Il fonda le Parti du peuple algérien (PPA), le 11 mars 1937, remplaçant ainsi l’ENA dissoute ; ce qu’il imputa à une « trahison » de ses amis du PCF et du gouvernement du Front populaire. La rupture est totale, d’autant plus que les socialistes avaient présenté pour débat le projet Blum-Viollette, qui prévoyait d’accorder la citoyenneté française à une « élite indigène » d’environ 20 000 à 30 000 personnes pour « services rendus ». Après avoir séparé les juifs des musulmans algériens, par le décret de Crémieux, la France coloniale est accusée par Messali de vouloir diviser une nouvelle fois le peuple algérien en séparant l’élite de la masse. Cette position, en plus de celle concernant l’indépendance du pays, sera un marqueur idéologique éloquent dans la définition des courants composant le mouvement national algérien naissant. La Fédération des élus indigènes, fondée en 1927 par Mohammed Saleh Bendjelloul et Ferhat Abbas, soutint le projet en étant fidèle à son projet d’« assimilation ». Du côté des réformistes de l’Association des oulémas musulmans algériens, fondée en 1931 par Abdelhamid Ben Badis, on salua un « premier pas » vers l’égalité.
À peine fleuri en plein débat sur le projet Blum-Viollette, définitivement abandonné en 1838, le jeune mouvement national algérien est défraîchi par les grêles de la Seconde Guerre mondiale. De 1939 à 1945, les partis, les associations et les journaux indigènes ont été interdits, y compris le Parti communiste algérien (PCA) fondé en 1936. En revanche, le PPA a repris ses activités clandestinement après la défaite française contre les nazis, en juin 1940. À une semaine de la fin de la guerre, il réussit un coup de force en organisant un imposant défilé du 1er mai à Alger. Pleins d’espoir d’avoir, enfin, le droit à l’autodétermination avec la défaite allemande – ce que leur fit miroiter la charte de l’Atlantique de 1941 et la France libre du général Charles De Gaulle, qui avait installé sa capitale à Alger dès mai 1943 –, des milliers de nationalistes algériens sont sortis manifester pour célébrer le « jour de la victoire » et leur espoir !
5- Qu’est-ce qui a provoqué la guerre d’Algérie ?
Les défilés du 8 mai 1945 les plus imposants en Algérie, avec apparition du tout nouveau drapeau algérien au croissant et à l’étoile rouges, ont lieu à Sétif, Guelma et Kherrata. L’un des membres des Scouts musulmans qui brandissait l’emblème confectionné par le PPA en 1939, Bouzid Saâl, est abattu par la police coloniale. Il est la première victime d’un véritable massacre de civils, qui aurait causé pas moins de 45 000 morts selon un recensement des nationalistes dans le moment. Ce chiffre, retenu par le gouvernement algérien après l’indépendance, n’a jamais été ni confirmé, ni infirmé par les autorités françaises restées ambiguës sur le sujet. Les historiens, se basant sur des sources différentes, évoquent des chiffres avec une fourchette très large allant de 1 000 à 30 000 victimes tuées. Cet événement provoqua l’émoi chez les jeunes cadres nationalistes algériens, qui poussèrent la direction du PPA à décider d’une riposte à la hauteur du désastre. Effectivement, un ordre sera donné pour lancer une insurrection armée le 22 mai 1945. Toutefois, cette opération a été annulée à la dernière minute par un contre-ordre, officiellement en raison du « manque de préparation ».
Il faut dire que le paysage politique nationaliste a énormément changé durant la Seconde guerre mondiale, marquée notamment par la présence des Alliés en Algérie après le débarquement du 8 novembre 1942 (opération Torch). Messali Hadj étant sous diverses formes de privation de libertés que lui infligeait le régime de Vichy entre 1941 et 1944, Ferhat Abbas prit le leadership du mouvement national algérien en faisant évoluer sa position politique de l’assimilation vers l’indépendance de l’Algérie en gardant une coopération étroite avec la France. Il a réussi à rassembler autour du Manifeste du peuple algérien – un texte qu’il a rédigé lui-même –, les élus indigènes, les oulémas et le PPA. Le document, publié en février 1943 et envoyé dans la foulée aux représentants des Alliés dans une version améliorée, condamne la colonisation française et exige une assemblée constituante algérienne à la fin de la guerre. En guise de réponse, l’ordonnance du 7 mars 1944, émanant du Comité français de libération nationale qui regroupait tous les chefs de la résistance française basés Alger à leur tête le général De Gaulle, a apporté quelques réformes au statut citoyen des « musulmans d’Algérie », dont les plus notables sont l’abrogation du Code de l’indigénat et la revalorisation de la représentation de la population autochtones dans les assemblées élues. Mais pas question de Constituante algérienne. Mécontents, Abbas et ses nouveaux partenaires politiques fondèrent l’association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), le 14 mars, pour défendre le mot d’ordre de l’indépendance. Dans ce sens, les AML ont appelé à participer aux manifestations du 8 mai 1945. La France de la Libération opposa une fin de non-recevoir aux AML via le massacre de milliers de personnes.
Malgré ça, dans une volonté de poursuivre à défendre son projet politique d’indépendance selon une ligne libérale et modérée, Ferhat Abbas a fondé l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) en 1946. De son côté, libre et de retour à Alger, Messali Hadj a créé, en novembre de la même année, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du PPA. Cependant, il n’a plus l’aura d’antan et il est dépassé par une jeune garde nationaliste instruite et plus radicale, qui lui reprocha son « pouvoir personnel » et lui incomba la responsabilité de l’échec du projet d’insurrection armée de mai 1945. Elle est incarnée par le « groupe de Ben Aknoun », regroupant surtout les représentants du parti en Kabylie à l’exemple de Hocine Aït Ahmed et de Sadek Hadjerès, qui joueront de grands rôles politiques en Algérie d’avant et d’après indépendance. À l’occasion des élections législatives de novembre 1946, le conflit s’est exacerbé entre Messali et ses adversaires au sein du parti. Alors que lui et ses compères préconisaient la participation, une forte voix discordante se faisait entendre ; celle de la « clandestinité » et de la lutte armée. Finalement, le choix de la « légalité » s’imposa ou plutôt il est imposé par Messali aux autres responsables de la direction du parti et à la base militante. La crise du nationalisme radical algérien ne fait que commencer. Et elle n’accouchera pas d’une souris ! C’est le moins qu’on puisse dire.
Dans la perspective du premier congrès du MTLD, en février 1947, les rivalités et les luttes intestines se sont accélérées à l’intérieur du mouvement car les résultats des dernières élections donnèrent raison à ceux qui souhaitaient les boycotter et s’engager dans la voie d’une révolution armée. En effet, déjà que le système du double collège, instauré en août 1945, biaisait le jeu électoral en offrant une surreprésentation d’office à la minorité européenne (1er collège) au détriment de la majorité musulmane (2e collège), les autorités coloniales ont érigé un mécanisme malicieux de fraude électorale pour désavantager le MTLD, comme par exemple le soutien apporté par les préfets aux candidats pro-administration et leur refus d’enregistrer certaines candidatures nationalistes, à commencer par celle de Messali lui-même. En outre, la liste du MTLD à Oran, conduite par Hocine Lahouel, pourtant chef de file des « légalistes », n’a pas été acceptée. Le mouvement indépendantiste n’a gagné, au final, que 5 députés à l’Assemblée national sur 15 postes réservés au deuxième collège. Lors des travaux du congrès, les congressistes « radicaux » ont voulu faire payer à Messali et ses soutiens leur entêtement dans la voie légale par la proposition et l’adoption d’une motion actant un revirement stratégique vers la lutte armée. Ce qu’ils ne réussiront à faire qu’à moitié, bloqués dans leur élan par les garde-fous dont disposait l’appareil du parti.
Le congrès a, certes, entériné le choix de la lutte armée à travers la création de l’Organisation spéciale (OS) pour la préparer, mais il a validé, au même moment, le maintien du MTLD comme branche politique légale du PPA clandestin. Il a été chargé de mobiliser les masses populaires pour faire barrage aux « orientations réformistes » du PCA, de l’UDMA et des oulémas. En réalité, il n’a donc rien réglé sur le fond de la crise : la contradiction demeure vive entre la volonté de mener une guerre de libération et celle de participer à des élections qui manquent cruellement de sincérité sous l’égide des institutions coloniales. Ce que les militants radicaux, majoritairement kabyles, ne supportaient plus. À leur grand dam, dès 1948, le MTLD participe aux élections pour l’Assemblée algérienne, pourtant créée par le Statut de 1947 que le parti avait rejeté. Sans grande surprise, c’est une bérézina monumentale, tant le trucage des élections avait été érigé en art par Marcel-Edmond Naegelen, gouverneur général de l’Algérie entre 1948 et 1951. Jusqu’à maintenant, on parle dans le pays d’« élections à la Naegelen » pour dénoncer le manque de transparence d’un scrutin.
En décembre 1948, lors d’un Comité central élargi du PPA-MTLD, le chef national de l’OS, Aït Ahmed, présenta un rapport incitant la direction à accorder la priorité de son action à la préparation militaire du parti en vue du lancement d’une révolution armée. Il exprima tout haut ce que la majeure partie des jeunes cadres pensait tout bas. Mais, cela n’a pas été suivi d’effets. Enfin, pas dans le sens espéré. Craignant leur dissidence, Messali partira, dès lors, en croisade contre les partisans les plus radicaux de la lutte armée, qui ont tous le point commun sur le plan de leur revendication identitaire nationaliste de défendre la notion d’« Algérie algérienne » incluant la dimension berbère du pays. Il n’en fallait pas plus à Messali et ses lieutenants pour fomenter la « crise berbériste » de 1949, qui leur servit de prétexte pour exclure les dirigeants kabyles récalcitrants ou les priver de leurs postes de responsabilités. Les « légalistes » sont désormais les seuls maîtres à bord sans opposition interne, en sachant que l’état-major de l’OS est démantelé par la police française en 1950. Si le MTLD n’a plus jamais participé aux élections de l’Assemblée algérienne (février 1951 et janvier 1954), il s’est présenté aux législatives de juin 1951. Une autre triha ; aucun député du parti n’est élu.
À l’occasion du deuxième congrès du MTLD, en avril 1953, une crise latente, au moins depuis 1952, est dévoilé au grand jour. Le Comité central (CC) du mouvement présidé par Lahouel, qui défendait jadis Messali contre les critiques des dirigeants pro-lutte armée, s’est prononcé contre les orientations du chef historique, en résidence surveillée, accusé d’autoritarisme et d’aller souvent contre l’avis de la majorité. Contrôlant complètement l’appareil, vidé de sa substance radicale lors de la purge de 1949, le CC se prononça désormais pour une alliance avec les autres partis indigènes autour d’un programme d’actions commun, renonçant au passage à la revendication d’une assemblée constituante. Pour ce faire, il créa le Congrès National Algérien (CNA). Messali est furieux, parlant d’une « rupture » avec les principes fondateurs de l’ENA et du PPA. Il s’est fait dépouiller son parti par des « cryptoréformistes », ceux-là même qui l’avaient aidé à liquider toutes les voix radicales décriant son obstination à différer la lutte armée et à accepter de s’associer à un jeu électoral sans issue. Il voulait se rattraper pour reprendre les rênes, mais c’était trop tard.
Il créa, en effet, le Comité de salut public (CSP) qu’il charge de préparer un congrès extraordinaire, lequel aura lieu en juillet 1954 à Hornu (Belgique). Or, il a été composé exclusivement de militants qui lui restaient fidèles, appelés « les messalistes ». Ils décidèrent la radiation des membres du CC dissidents, la réhabilitation des militants renvoyés depuis 1948 et la préparation de la révolution armée. Alors qu’il a été désigné « président d’honneur » par le deuxième congrès du MTLD, Messali Hadj est élu par ses partisans « président à vie » du parti. En réaction, les « centralistes » convoquèrent leur propre congrès extraordinaire, qui se tint au mois d’août 1954 à Alger. Messali est exclu du PPA-MTLD. La scission du parti nationaliste est consommée.
Créé en mars 1954, par Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd et d’autres anciens cadres de l’OS, le Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA) avait comme objectif de réconcilier les « messalistes » et les « centralistes » à travers la tenue d’un congrès rassembleur, qui appellerait à la lutte armée à court terme. Le CRUA est devenu finalement une « troisième voie » plus crédible que les deux parties antagonistes aux yeux des militants, surtout les anciens de l’OS. 22 d’entre eux se réunissent le 24 juin 1954 et décident du déclenchement de la guerre de libération nationale dans un délai ne dépassant pas six mois. Afin de mener à bien ce projet, le « groupe des 22 » a désigné un autre groupe composé de 6 personnes : Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem, Didouche Mourad et Rabah Bitat. Réunis le 10 octobre 1954, ils fondent le FLN (Front de libération nationale). Les six révolutionnaires forment avec trois autres responsables nationalistes, membre de la délégation extérieure du MTLD basée au Caire (Égypte), en l’occurrence Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider, le « groupe des neuf chefs historiques » qui fixa la date du début de la guerre de libération nationale à la Toussaint, le 1er novembre à heure zéro, et rédigea un appel à la mobilisation adressé au peuple algérien pour soutenir la lutte armée.
Tout compte fait, après toutes les occasions ratées par le gouvernement français pour trouver une solution pacifique à la question algérienne, c’est une crise plutôt interne au nationalisme radical qui a déclenché la guerre d’Algérie. Celle-ci sera particulièrement brutale, autant voire plus que ce qu’a été la guerre de la conquête coloniale. Les Algériens l’appellent « la guerre des 1,5 million de martyrs ».
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