Casbah d’Alger : virée dans le carrefour des histoires algériennes

Casbah d'Alger
Dans le kiosque à musique de la grande place des Martyrs, inondée par le soleil, un baffle diffuse en boucle des chants patriotiques. L’hymne nationale « Kassaman », l’indémodable «Al-hamdoulilah ma bkach isti3mar fi bladi » (Dieu merci, point de colonisation dans mon pays) d’El Hadj M’Hamed El Anka, ou encore les chansons de Warda al-Jazaïria et de Rabah Driassa. Des policiers sont déployés sur la rue de Bab El Oued pour empêcher les vendeurs à la sauvette d’occuper la chaussée. Ils sont par contre tolérés sur les placettes et les ruelles de « Zenkat laârayes », tentaculaire bazar de la Casbah.

Pendant ce temps, dans le local de l’association des enfants de chouhada, installé au rez-de-chaussée d’un immeuble haussmannien de la place, une exposition photo accueille les visiteurs. « Notre exposition est permanente. Nous comptons à l’occasion du 1er novembre nous installer sur la place des Martyrs », annonce Mme Bazi, responsable de l’association, qui montre non sans fierté le portrait de son père Mohamed Bazi, mort chahid le 20 août 1961, accroché au mur de son bureau. La vieille médina algéroise a son martyrologe : il n’est pas rare de voir les fresques murales en l’honneur des chouhada de la Guerre d’Algérie, avec en prime les couleurs vert et rouge du club local, le MCA.

C’est à la Casbah qu’a eu lieu notamment la rencontre des membres du Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA) au domicile de Hocine Lahouel au 11 rue Marengo (Arbadji Abderrahmane). Trois militants du PPA s’y étaient donné rendez-vous : Hocine Lahouel, Mohamed Boudiaf et Sid Ali Abdelhamid. Une autre rencontre décisive de ce même groupe élargi à d’autres militants de la mouvance indépendantiste a eu lieu au « Nadi Erachad » au n° 2 de l’ex-place du Rabin Bloch (Djamaâ Essafir). Ces deux entrevues étaient le prélude aux deux réunions historiques des « 22 » et des « 6 », respectivement le 25 juillet et le 23 octobre 1954. Au déclenchement de la guerre, les premiers commandos de l’Algérois ont agi à la Casbah, et certains d’entre eux furent arrêtés et condamnés à mort.

Groupes de choc du FLN lors de la Bataille d’Alger  

Les combattants de la Bataille d’Alger sont à l’honneur : les portraits de certains valeureux fils de la Casbah sont devenus iconiques à la faveur du film « La Bataille d’Alger », réalisé par Gillo Pontecorvo (1966) et dont Yacef Saâdi était le producteur. Le groupe d’Ali Lapointe, mort dans l’explosion de la cache de la rue des Abdérames, le 08 octobre 1957, est là, sur tous les murs. Ceux des acteurs du film culte aussi. « Le petit Omar, mort à l’âge de 12 ans, est un parent. Il y a les photos de ses frères de combats : Ali Lapointe, Hassiba Ben Bouali et Bouhamidi. Dans la salle, il y a des portraits de plusieurs membres de ma famille, qui a donné plusieurs martyrs à la Révolution », signale Mme Yacef, qui égrène les noms des combattants de sa famille : Ahmed Yacef, dont une école de la Casbah porte le nom, Sid Ali, « jeté poings liés du haut d’un immeuble » et Mokrane Yacef, « porté disparu à ce jour ». Mais il y a surtout l’un des plus connu d’entre eux, responsable du « réseau bombes » et chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA), en l’occurrence Yacef Saâdi, décédé le 10 septembre 2021. « Notre famille était pleinement engagée dans la Guerre de libération. Ma mère, Tasassadit, a passé trois jours de prison dans la rafle qui a suivi l’arrestation de Yacef Saâdi », souligne la sexagénaire, qui affirme résider toujours dans le quartier.

Des effets personnels de certains chouhada, disparus lors de la grande répression d’Alger, sont aussi exposés dans le local exigu. « Nous avons la kachabia (djellaba traditionnelle), le tarbouche (couvre-chef) et la canne de Arbadji Abderrahmane, dont vous voyez ici la photo authentique le montrant mort allongé par terre», relève Mme Bazi, fixant du doigt le mannequin couverts des habits traditionnels du responsable de la Région I de la ZAA. Les chants patriotiques diffusés dans le local de l’association arrivent à peine à couvrir l’agitation des boutiques aménagées au rez-de-chaussée de Dar Aziza, siège de l’Office national de gestion et d’exploitation des biens culturels protégés (OGEBC). Ici, le commerce est roi. Et les activités officielles commémorant le 68e anniversaire du déclenchement de la Guerre de libération nationale n’y changeront rien.

Spleen des commerçants de la Casbah

Des locaux commerciaux restent à ce jour fermés dans plusieurs rues de la Casbah (Bouzrina, Bab Azzoun, etc.). Conséquences fâcheuses de la pandémie de covid-19 ? Problèmes insolubles d’héritage ? Litige entre locataires et bailleurs ? « Le commerce souffre surtout de l’arrêt des importations. Quand on est en rupture de stock, nous n’avons pas de quoi remplacer le produit et donc, dans beaucoup de cas, nos clients ne reviennent plus », s’offusque ce commerçant de la rue des frères Ouslimani (ex-rue du Lézard), où une dizaine de commerçants ont mis la clef sous la porte. Ici, raconte doctement le vendeur assis sur une chaise à l’entrée de sa boutique de produits cosmétiques, « le commerce marchait mieux que sur la grande rue (Arezki Bouzrina, ex rue de la Lyre). Ici, il y avait des hammams (bains) et des commerces prospères. Il y avait dans le temps des vendeurs de bijoux juifs. L’endroit est maintenant en travaux, les opérations de restauration sont presque achevées. Le site sera occupé par la Culture (services du ministère de la Culture)».

Sur la rue Bouzrina, des revendeurs font la concurrence rude aux commerçants légaux, qui ont vu leur clientèle fondre ces derniers mois en raison, avancent-ils, du recul du pouvoir d’achat des ménages. Les mariées, qui faisaient emplette dans ces magasins de prêt-à-porter, se font rares. Les commerçants ne sont pas les seuls à subir les contrecoups de la crise : sur la rue Ali Ammar, point d’agitation particulière, ni de chaussée encombrée par les étals des revendeurs de vêtements et de produits pyrotechniques. Seuls les élèves des écoles de la rue Bencheneb, à l’autre bout de cet axe routier important, marquent de leurs cris les lieux.

Les jeunes casbadjis désenchantés par le chômage et l’absence de lieux de loisirs

La semaine dernière, il y a eu, nous explique-t-on, une descente de la police : des revendeurs ont été embarqués et leur marchandise saisie. « Les jeunes sont ici sur l’année. Pourquoi les avoir embarqués à ce moment ? C’est sans doute en prévision du Sommet arabe d’Alger (1er et 2 novembre). Toute cette agitation, c’est pour l’image. Ils ne veulent aucune surprise. L’Etat n’offre pas d’emplois aux jeunes, et ne les laisse pas se débrouiller comme ils peuvent. En plus, ils osent les insulter, en disant qu’ils sont sans qualification. Moi qui ai obtenu un diplôme en management, je me retrouve derrière un comptoir », lance désenchanté ce jeune trentenaire. Sans emploi, les jeunes, dont des dizaines prennent périodiquement le chemin de la harga (immigration clandestine), se sentent abandonnés : l’APC (Assemblée populaire communale), engluée dans des conflits inextricables, et les différentes institutions publiques, comme l’ANEM (Agence nationale de l’emploi), sont absentes. Seul le commerce informel absorbe une partie de la main d’œuvre locale.

De plus, les espaces de loisirs sont rares, un seul stade de proximité (Kaa Essour) et une seule maison de jeunes sont ouverts au public. « La maison de jeunes a été fermée durant trois ans, l’entreprise qui a repris le bâtiment a pris tout son temps. La structure a rouvert à la rentrée de septembre. Elle propose une dizaine de spécialités », précise un jeune du quartier de Souk-El-Djemaâ. Par ailleurs, sur la ruelle étroite longeant le palais Mustapha Pacha, de petits jardins sont aménagés. « À cet endroit, il y avait un dépotoir. C’est le voisin qui y a aménagé ce jardin », se réjouit un quinquagénaire. Situé sur un des parcours « touristiques » de la Casbah, les jardins, fermés avec des bouts de bois, devraient être préservés. « Jardin surveillé », lit-on sur une pancarte suspendue au mur. Petite satisfaction malgré tout dans une ville dont les étaiements chancelants arrivent à peine à maintenir debout les douirretes (maisonnettes) de ses îlots délabrés.

Bâtisses de la Casbah : un patrimoine architectural mondial en danger

Ville plusieurs fois millénaire. Les fouilles entreprises à la Casbah ont permis de mettre au jour des traces d’une présence phénicienne antérieure au 2e siècle A.-C. Icosium « l’île aux mouettes », occupée un temps par les Romains, dans l’antiquité, aura un autre destin, plus fastueux, au Moyen-âge, avec les Royaumes berbères. La médina est fondée par Bologhine Ibn Ziri en 960. Les Almoravides l’occuperont en 1082. Youssef Ibn Tachfin, souverain almoravide, fait construire la grande mosquée d’Alger, connue sous le nom de Djemaa El Kebir, recevant  à ce jour les fidèles à La Basse Casbah. Les Almohades reprennent la médina en 1151. Les tribus locales resteront longtemps les vassales des Zianides (royaume dont la capitale est Tlemcen). Plus trad, au début du XVIe siècle, elles feront appel aux Turcs pour les libérer du joug des Espagnols, qui occupaient Le Peñon (île en face d’Alger).

Les frères Barberousses s’installeront à Alger après avoir fait démolir le fort espagnol. Commence alors le long règne turc dans ce qui deviendra la Régence d’Alger.  Les nouveaux occupants de la ville font construire une enceinte, avec ses différentes portes (bab) et tours (bordj). Ils font bâtir l’un de leurs plus importants édifices : commencée en 1516 sous Aroudj, la Citadelle, en haut de la Casbah, sera achevée par Kheder Pacha). Pourtant les souverains turcs lui préfèrent la Djenina, palais situé à l’emplacement de l’actuelle place des Martyrs. C’est Ali-Khodja, avant-dernier dey d’Alger, qui en fera son palais, en 1817, pour échapper, dit-on, à l’oppression des janissaires. La colonisation française a provoqué la disparition de pans entiers de cette ville : plus de djenina, à la place seront érigés des immeubles haussmanniens qui longent la rue Bab El Oued. Ici la présence précoloniale est visible dans les seules mosquées (Ali Betchin, Djamaâ El Kebir, Djama El Djedid) et les vestiges antiques révélés par des opérations de fouilles préventives menées par le Centre national de recherche en archéologie (CNRA) et l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap).

Classée au patrimoine de l’UNESCO en 1992, la Casbah se dégrade malgré les différents programmes de restauration lancés depuis les années 70 ou même à la faveur du Plan permanent de sauvegarde et de valorisation (PPSMV), qui a alloué en 2012 quelque 30 milliards de dinars aux différentes opérations. Les opérations de restauration avancent difficilement : le taux d’avancement officiel « très optimiste » est de 65% (source : Direction des équipements publics (DEP) de la Wilaya d’Alger) pour une dizaine projet : la Citadelle (Palais du dey, Palais des beys, poudrière), le palais Hassan Pacha, la mosquée El Berrani et deux douirretes mitoyennes et des bâtisses historiques au 7 rue des frères Slimani, précise à l’APS l’architecte Fatma Larbi. Selon elle, des projets ont également été finalisés à 100 % à savoir : la mosquée du dey dans la citadelle, la maison historique de la famille Bouhired et trois bâtisses mitoyennes, en plus de travaux de canalisation et de câblage électrique souterrains.

Le mausolée de Sidi Abderrahman restauré

L’enveloppe financière globale allouée aux opérations de restauration attribuées à la DEP, et qui couvre 11 projets dans un premier temps, et 33 autres comme seconde phase, s’élève à 23 milliards de dinars. Sur le terrain, constate-on, les chantiers avancent difficilement. « Les travaux de restauration du palais Hassan Pacha (mitoyen de la Mosquée Ketchaoua restaurée en 2018), sont à l’arrêt depuis au moins deux ans. La société réalisatrice Ecotra BEO, n’a pas reçu le budget pour la poursuite des travaux », nous explique une source au ministère de la Culture. L’architecte de la DEP de la wilaya d’Alger reconnait la « complexité » de ces dossiers et des chantiers qui doivent prendre en considération la fragilité des bâtisses et leurs connexions, le manque de main d’œuvre qualifiée ou encore l’absence des propriétaires des lieux.

L’autre hantise de la population, ce sont les effondrements, particulièrement en période hivernale. Les bâtisses classées « rouge » sont nombreuses. Le président de l’APC, Omar Stili, avance un chiffre datant de 2020 : 120 douirretes occupées par 1500 familles. Les différentes opérations de relogement ont permis de prendre en charge les demandes, mais cela resterait, selon des échos, insuffisant. « Il y a moins de pression en raison du lancement des différents programmes de logement (social, AADL, RHP). Et puis les autorités contrôlent mieux. Il y a cinq ans, des demandeurs ont été exclus par le fichier national. Des familles ont bénéficié de logements qu’elles ont vendus et ont essayé de se réinstaller dans le quartier. Les autorités ont sévi », signale un habitant dont les voisins ont été relogés à Birtouta, dans la proche banlieue d’Alger.

Pour conclure avec une bonne nouvelle, le mausolée Sidi Abderrahman à la basse Casbah devrait être livré, ces jours-ci, après deux ans de travaux de restauration.

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